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il leur plaisait ; arrivé quelque part à l’ombre, je m’étendais sur l’herbe et je rêvais tout éveillé, engourdi dans une sorte de somnolence qui n’était point sans charme. Un soir qu’après être longtemps resté dans les bois qui sont entre Bellevue et Chaville, je revenais en suivant cette large route qu’on appelle le pavé de Meudon, je rencontrai un groupe de trois personnes qui se disputaient, deux hommes et une femme. Les hommes avaient des vestes de velours, de grands chapeaux gris, des tournures de rapins de troisième ordre ; leur voix avinée indiquait qu’ils n’avaient peut-être pas toute leur raison ; la femme était pauvrement et prétentieusement vêtue… C’était Geneviève. Nous suivions tous le même chemin, et ils marchaient à une dizaine de pas en avant de moi. Tout à coup ils s’arrêtèrent, et l’un des hommes frappa Geneviève au visage d’une façon si brutale qu’elle poussa un grand cri. Instinctivement je courus à son secours ; d’un coup de poing j’envoyai l’homme rouler dans le bois, et je me jetai comme un furieux sur son compagnon, qui avait fait mine de venir à son aide. La femme se sauvait ; je m’élançai après elle, je la rassurai. « Ah ! monsieur, me disait-elle, il va me tuer, il va me tuer ! » Elle était folle de terreur, je la calmai ; les deux hommes semblèrent se concerter ; l’un d’eux me cria une injure lointaine, et ils se remirent en route. Tout cela n’est pas fort convenable, je l’avoue ; mais, hélas ! je ne fais pas un roman, je vous raconte mon histoire. Nous allâmes jusqu’à la station du chemin de fer, où Geneviève tremblait de rencontrer ses compagnons ; ils n’y étaient pas. Lorsque nous fûmes revenus à Paris, je demandai à Geneviève où je devais la conduire ; elle se mit à pleurer. « Je n’ai point de domicile, me dit-elle ; je logeais avec un de ces hommes, je n’ose retourner chez lui, car après ce qui est arrivé j’ai tout à redouter de ses violences ! » J’avais grand’pitié de cette pauvre fille, j’étais bien seul : que vous dirai-je ? Le soir même, elle était établie chez moi, et elle y serait encore, si elle l’eût voulu. Qui était-elle ? d’où venait-elle ? Elle le savait à peine elle-même. À seize ans, elle s’était sauvée de son atelier de brunissage pour fuir les obsessions d’un contre-maître ; six mois après, elle se sauvait de chez sa mère pour échapper à l’amour brutal que son beau-père avait conçu pour elle. Ah ! il faut être indulgent pour ces malheureuses filles et leur pardonner si elles ne marchent pas droit entre ces deux abîmes, la corruption et la misère, qu’elles côtoient toujours, et dont le vertige les attire sans relâche. Que devint-elle ? Elle me l’a dit souvent avec larmes, elle vécut comme elle put, au hasard, tantôt avec un étudiant, tantôt avec un peintre, tantôt avec un commis de magasin, dansant dans les bals publics, soupant dans les cabarets, chantant des couplets grivois pour divertir les convives, harassée de la vie, tiraillée au jour le jour, lasse à mourir, fermant les yeux