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pour ne pas voir, s’étourdissant à force de bruit, sans bons souvenirs dans le passé, sans illusions sur l’avenir. Elle tomba et retomba ainsi, indifférente à ses chutes, jusqu’au jour où je la ramassai entre l’ivresse et la brutalité.

« Tout cet effroyable passé ne me découragea point. « Je la sauverai, » me disais-je, et je me répétais des vers que j’avais lus dans la Marion Delorme de Victor Hugo. L’extrême douceur de Geneviève, sa résignation absolue, la joie profonde qu’elle éprouvait d’avoir enfin rencontré un genre de vie tranquille, purent me faire illusion et rendent mon erreur excusable. À peine savait-elle lire et écrire ; je ne suis pas très instruit moi-même, vous avez pu le remarquer souvent, mais je n’en consacrai pas moins à lui apprendre quelque chose tout le temps que mon travail laissait libre ; jamais un mot sorti de mes lèvres ne lui reprocha son passé. Je ne suis pas de ces êtres fâcheux qui tourmentent une femme en lui demandant compte d’un passé qui ne leur a point appartenu. Comme moi, elle avait, souffert, et je pensais que deux malheureux qui s’étaient rencontrés pouvaient mutuellement se faire une existence sans chagrins et sans amertume. Du reste, qu’importe tout ceci ? Je l’aimais, c’est cela seulement que je devrais dire. Je ne lui en veux pas ; j’ai vécu trois ans heureux avec elle, et je suis certain que maintenant encore elle pense à moi et se dit : « Pauvre Richard ! comme il m’aimait ! » Elle peut aimer ce Maurice plus qu’elle ne m’a aimé, mais jamais Maurice ne l’aimera comme je l’aimais ; elle le sait aussi bien que moi, et cela me console de bien des tristesses. »

En revenant de cette course à Chantilly, Richard trouva chez lui une lettre du ministère des affaires étrangères qui l’invitait à passer dans les bureaux pour recevoir une communication qui l’intéressait. Il y courut, et on lui remit l’acte de décès de sa femme, morte du choléra à Barcelone. Ce ne fut point sa femme qu’il regretta dans cette circonstance, ce fut Geneviève. « J’étais libre, me dit-il, j’en aurais fait ma femme, ma femme légitime ; et du moins pendant ma vie elle eût été à l’abri du besoin ! » Ce cœur d’or ne se démentait pas.

Nous ne savions rien de Geneviève ni de Maurice : deux ou trois fois, sur les boulevards, j’avais aperçu ce dernier ; nous avions échangé un salut, mais sans même nous adresser la parole ; il m’avait paru fort dégagé et très satisfait de lui-même, comme d’habitude. Quant à Geneviève, je ne l’avais jamais rencontrée, et il y avait déjà près d’un an que Richard était veuf, lorsqu’un jour, en tournant un trottoir, je me trouvai inopinément en face d’elle. Je fis un mouvement pour m’éloigner et lui épargner l’embarras de me voir ; mais elle m’avait reconnu, elle marcha vivement vers moi, me tendit la main, et avant que j’eusse pu prononcer une parole, elle