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me dit : « Comment va Richard ? » En lui répondant, je regardais son visage singulièrement amaigri ; un cercle bleuâtre entourait ses yeux, dont les orbites semblaient trop grands. Quelque chose d’insolite me frappa dans sa tournure, et je reconnus qu’elle ne tarderait pas à être mère.

Elle prit mon bras, et pendant plus d’une heure nous marchâmes à petits pas d’un bout à l’autre de la rue, nous arrêtant parfois et parlant de Richard. Elle voulait tout savoir, comment il était, ce qu’il devenait, s’il l’avait regrettée, s’il l’aimait encore. Je ne lui cachai rien, et, sans lui faire de reproches, je lui laissai comprendre dans quelle misère morale son ancien ami vivait depuis qu’elle l’avait quitté. Elle m’écoutait, essuyait ses yeux mouillés de larmes et répétait à chaque instant : « Pauvre garçon ! — Et vous, lui dis-je, êtes-vous heureuse ? » Elle secoua tristement la tête et me répondit : « Quelquefois, mais pas toujours. Maurice est bon, il est honnête, je puis compter sur lui, et, ajouta-t-elle en faisant allusion à son état, il y aura bientôt entre nous quelque chose qui l’empêchera de jamais m’abandonner, même malgré son père, qui fait, dit-il, de grands efforts pour nous séparer ; mais il est jeune, futile, il aime à s’amuser, c’est de son âge, et trop souvent il aime à s’amuser seul : dans ce cas-là, je trouve les journées et les soirées bien longues. Je ne dirais pas cela à d’autres que vous, mais bien souvent, en secret, j’ai regretté ce grand atelier silencieux où pourtant je me suis bien ennuyée. — Avez-vous pensé quelquefois à y revenir ? lui demandai-je. — Ah ! jamais, répondit-elle avec un cri ; je mourrais de honte si je revoyais Richard. On ne saura jamais ce qu’il a été pour moi ; j’éloigne ce souvenir tant que je peux, car lorsque je songe au prix dont j’ai payé son dévouement, toute joie m’est empoisonnée, et j’ai des envies de m’enfuir au bout du monde. — Que dirai-je à Richard de votre part ? » lui demandai-je en la quittant. Elle hésita, puis elle me répondit : « Ne lui dites pas que vous m’avez vue, cela lui ferait de la peine. »

Il me fut facile de comprendre que Geneviève n’était point heureuse, et qu’elle aimait Maurice bien plus qu’elle n’en était aimée. Ainsi que toutes les femmes qui sentent s’ébranler la confiance qui les a soutenues et se rattachent à des espérances que l’avenir doit briser, elle ne comptait déjà plus sur la tendresse de son amant. Elle se réfugiait dans la croyance à une sorte de fidélité forcée qu’un lien nouveau devait imposer comme un devoir. Quand on en est là, tout est perdu ou à peu près. Si, le jour où Geneviève m’avait dit qu’elle aimait Richard parce qu’il était bon, j’avais compris qu’elle ne l’aimait déjà plus, il ne fallait pas être sorcier pour deviner que tôt ou tard elle serait abandonnée, puisqu’elle ne comptait plus que sur la naissance prochaine de son enfant pour retenir Maurice auprès