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heureuse, et plus d’une fois j’ai regretté ton grand atelier tranquille, où si souvent tu travaillais des journées entières sans même m’adresser la parole. J’ai tort de te parler de tout cela ; à quoi bon ? ce qui est passé est passé, et je sais que je ne retrouverai jamais rien de ces heures paisibles que j’ai vécu à tes côtés. Te souviens-tu qu’un soir, pendant que je travaillais dans notre chambre, assise à la petite table, devant la lampe, tu lisais un volume de Shakspeare et que tout à coup tu jetas un cri ? Je te regardai, tu avais les yeux pleins de larmes ; je t’interrogeai, et au lieu de me répondre, tu me lus la scène où Antoine est sur le point de mourir. « La tâche de la longue journée est finie, et nous devons dormir ! » En prononçant ces mots, ta voix faiblit, et l’émotion te gagna. Jamais cette phrase n’est sortie de ma mémoire ; ô Richard, la tâche de ma longue journée est finie, et je dois dormir. Ah ! c’est bien fini cette fois, je t’assure. J’ai lutté jusqu’au bout, j’espérais toujours que ma toux se calmerait et que je reprendrais à la vie ; mais non, ma pauvre poitrine épuisée ne peut plus supporter le feu qui la dévore. Je suis si maigrie que je te ferais pitié ; j’ai des envies de pleurer quand je regarde mes mains. On a voulu me porter à l’hôpital, à l’hospice Dubois, je ne sais où : je m’y suis obstinément refusée ; je n’ai jamais consenti à quitter mon taudis, je pensais toujours que tu allais arriver, et puis mon petit garçon poussait des cris dès qu’il comprenait qu’on tentait de m’emmener. Je vais mourir ici, aujourd’hui, demain, après-demain ? Je ne sais, mais ce ne sera pas long. Au reste je ne me plaindrais pas, si je savais que l’enfant ne manquera de rien ; mais qui va maintenant en avoir soin ? Son père ne voudra jamais le prendre avec lui parce que ça pourrait lui nuire. Si tu savais, ce pauvre petit, comme il est gentil et aimant ! Hier je pleurais toute seule, la tête dans mon oreiller ; il a vu cela, il a grimpé sur une chaise, puis sur mon lit ; il a essuyé mes larmes avec ses petites mains en m’offrant du sucre ; il m’a dit : « Ne pleure pas, va, voici du nanan ! » Ah ! Richard, que c’est dur de mourir à vingt-six ans et de laisser derrière soi un enfant si jeune que bientôt il aura oublié qu’il avait une mère ! Enfin il ne faut pas que je pense à cela, parce qu’alors je m’attendris et je ne suis plus bonne à rien ; puis il faut que je te dise tout… Je sais que tu n’es pas à Paris, je sais que tu es à Bordeaux, et je sais pourquoi. Est-ce donc possible que tu aies fait cela pour moi ? Tu m’aimais donc encore ? Tout cela m’a bouleversée, et si fort que depuis ce moment je vais m’affaiblissant d’heure en heure. C’est le père de M. Maurice qui m’a écrit. Quelle lettre ! Il me dit que j’ai débauché son fils, et que s’il n’est pas mort, ce n’est pas ma faute. Que répondre ? Je sais que sa blessure n’est point mortelle et que son mariage n’est pas rompu : je n’ai donc rien à me reprocher ; pourquoi vient-on me