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Bien des années ont passé, et nous voici à Rome. Amphiloque y a transporté les cendres de sa femme, ses pénates et sa haine. Il est mort, lui aussi, et il a légué sa pensée à son fils, beau comme un demi-dieu, « mais pâle de tout le sang romain qui manquait à ses joues. » Il lui a laissé pour conseil, pour directeur et pour ami Masinissa, vieillard qu’il avait rencontré autrefois au pays des Gétules un jour qu’il s’était égaré à la poursuite d’un tigré ; c’est le waidelote du Wallenfod classique. L’œuvre de l’Hellène a mûri, et Iridion dispose de forces immenses destinées à être employées contre la ville maudite. Par son père, il tient à l’Hellade et à toute l’Asie si profondément hellénisée ; par sa mère, à ces Germains qui commencent à affluer en Italie et à remplir les rangs des cohortes et des légions. Il a pour lui le monde antique et le monde moderne ; il a même pour lui les Romains, — non pas ces affranchis abjects que le vainqueur de Numance avait déjà répudiés avec mépris et qui forment maintenant le senatus populusque, mais les vrais Romains, les descendans légitimes des anciens patriciens. Il y a une très belle scène où un misérable du nom de Sporus vient assassiner Iridion sur l’ordre du bouffon d’Héliogabale ; mais il avait faim, et dans le palais d’Amphiloque on lui a donné à manger ; il avait soif, et on lui a présenté du vin ; il a entendu ses frères les gladiateurs bénir le nom du Grec, — et il livre à Iridion son secret et sa personne. Iridion est frappé du langage de l’esclave : « Les restes d’une grandeur passée brillent sur ce front, comme le rayon à travers une lampe funéraire… — Ton nom ? — Sporus, mais autrefois Scipio ; je t’amènerai un Verrès, un Cassius, un Sylla, tous gladiateurs comme moi, » — et le fils d’Amphiloque se pâme de joie. Tout cela ne lui suffit point encore ; il lui faut une vengeance plus raffinée ; il veut surtout s’assurer contre le fatum de la ville éternelle. S’il parvenait à gagner contre l’empire l’empereur lui-même ! S’il pouvait faire que le successeur d’Auguste devînt l’instrument de sa vengeance, et que le dernier des césars détruisît de sa propre main le dernier des Romains !… Cela serait-il si impossible ? Néron n’a-t-il pas déjà essayé de brûler la ville, et celui qui occupe maintenant son trône, le fol enfant du fou Caracalla, n’est-il pas encore plus insensé que Néron, même plus artiste que lui ? Déjà du reste le Grec a prise sur le césar : Héliogabale est tombé amoureux d’Elsinoé, celle qu’Amphiloque a sacrée dès l’enfance afin de poursuivre son œuvre « par les inspirations et toutes les perfidies de la femme. »

Le drame s’ouvre précisément par les adieux d’Iridion à sa sœur, qu’on va emmener au palais des césars. Le poète possède au suprême degré cet art si difficile de créer des caractères féminins, et son œuvre contient toute une galerie de ces figures d’une originalité