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on plaçait le monde antique dans ce qu’il a eu de vrai et de bon, dans la beauté de son époque virile. L’avantage n’en resterait pas moins à coup sûr à la loi nouvelle, il serait même bien plus grand encore ; mais les proportions n’auraient point été faussées à plaisir. Auprès d’un cadavre, tout être animé triomphera à peu de frais. Quoi qu’il en soit, l’auteur anonyme s’est gardé de commettre une telle injustice. La conception de cette figure symbolique de l’Iridion, idéal de l’Héllade ancienne et héroïque, a permis au poète de faire pour ainsi dire violence aux temps, de rapprocher des époques éloignées, et de placer en face du christianisme, plein de sève et de vie, le génie classique dans la plus belle de ses manifestations. Du paganisme de cet âge de décadence, le poète n’a pris que là seule chose grande qui relève l’ère néfaste des césars : le grand esprit de législation qui, sous le plus inique des régimes, rassemblait les assises du code futur, de ce droit romain réservé à un avenir si glorieux. Avec un rare bonheur, le poète a su faire du célèbre légiste Ulpien le représentant vigoureux de l’ancienne vertu romaine en même temps que l’antagoniste décidé des Nazaréens. L’âme de Caton habite le sein de ce confident d’Alexandre Sevérus, pour l’avènement duquel il conspire en vrai fils de la belle antiquité. Imbu de la philosophie stoïcienne, portant dans son cœur l’image de la cité autrefois si glorieuse et libre, Ulpien ne croit pas cependant le retour à la république possible : c’était déjà trop tard même aux jours de Cassius ; il supplie seulement les dieux de donner à Rome un maître qui rajeunisse l’empire décrépit, dût-on voir dans sa main, au lieu de la branche d’olivier, la hache des licteurs. Mais qu’on ne lui parle pas de la foi à un Dieu crucifié, et qu’on n’y cherche pas surtout un moyen de force nouvelle ! On ne réédifiera jamais la ville éternelle qu’à l’aide des choses sur lesquelles elle s’était élevée jadis : « les rits mystérieux des ancêtres et leur inflexible audace. »

Ce n’est pas là toutefois la négation suprême de la doctrine du Sauveur. Cette négation, le poète l’a incarnée dans cette figure de Masinissa, qui est peut-être la conception la plus profonde et la plus originale du drame. Le conseiller d’Iridion n’est point un simple waidelote ; c’est le génie même du mal, c’est le Satan en personne, — mais le Satan ingénieusement réduit aux proportions antiques, tel qu’aurait pu l’imaginer une mythologie toujours amoureuse de la beauté et de la sérénité, même dans les plus lugubres de ses créations. Masinissa n’a ni l’ironie amère et désespérante de Méphistophélès, ni la fureur immense de l’ange déchu de Milton : c’est un vieillard majestueux et grave. Ne cherchez pas en lui cette « négation éternelle et infinie » que Goethe a prêtée au