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mot, portera une profonde atteinte à la puissance américaine. La France voyait grandir de l’autre côté de l’Océan une nation dont sa sympathie et ses armes ont protégé le berceau. Quels que fussent à l’égard de l’Amérique les préjugés, les opinions, les penchans individuels, quoi qu’on pensât d’institutions pour la durée desquelles les amis de la liberté redoutaient depuis longtemps l’exagération du principe démocratique, quelque douleur qu’inspirât la terrible plaie de l’esclavage, quelque jugement qu’on portât sur la rudesse des mœurs et sur la raideur habituelle des relations internationales, il était impossible que la prospérité de l’Union ne fût pas chez nous l’objet de vœux conformes à la politique traditionnelle de notre pays. Si nous ne pouvons rien pour le maintien du faisceau dont la force était pour nous un intérêt de premier ordre, du moins nous n’aurons pas la folie d’en hâter l’affaiblissement.

La guerre de Crimée, qui a fait tant d’honneur à nos armes, et que d’ailleurs la Russie eut l’insigne imprudence de provoquer, la guerre de Crimée avait pour nous cet inconvénient, qu’elle diminuait, au profit à peu près exclusif de l’Angleterre, les forces navales d’une puissance dont les intérêts et les principes maritimes ont toujours été ceux de la France. Cette puissance nous a aidés, elle aurait pu nous aider encore à combattre des prétentions fondées sur la prépondérance maritime de ceux que les circonstances ont rendus nos alliés après avoir été si longtemps nos adversaires. Je ne blâme pas, je raconte, et je ne m’avance pas trop en affirmant que ces considérations n’échappèrent pas à ceux même qui pensèrent que l’intérêt et l’honneur de la France lui commandaient de n’en pas tenir compte. Aujourd’hui nous sommes libres, sans engagemens ; aucune provocation ne nous a été adressée, nous n’avons à venger aucune offense. Nous n’irons pas, quoi qu’il advienne, contribuer à la ruine ou à l’amoindrissement d’une marine à côté de laquelle nous avons plus d’une fois combattu. Le gouvernement impérial peut moins qu’un autre oublier que Napoléon, cédant la Louisiane aux États-Unis en 1803, justifia cet acte par ces paroles : « Il faut, pour l’intérêt de la France, que l’Amérique soit grande et forte. Je lis plus loin que vous dans l’avenir, et je prépare des vengeurs. »

J’espère ne blesser personne par mon langage. Ce n’est pas celui d’un ennemi de l’Angleterre. J’ai toute ma vie été partisan de son alliance, admirateur de ses institutions, ami personnel de beaucoup de ceux qui la servent et qu’elle honore : je crois, dans cet essai même avoir donné plus d’une preuve de l’esprit d’équité qui m’anime à son égard ; mais, quand on traite de si grandes questions, il faut écarter de petits scrupules. Il y a des conditions inévitables