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et qui méritent de réussir. Elles tombent toutes les unes après les autres, à quelque genre qu’elles appartiennent : mélodrames, comédies, vaudevilles. Est-ce la faute des directeurs, du public ou des auteurs ? Qui faut-il accuser de ces insuccès répétés ? C’est à ceux qui se sont donné la peine de voir ou de lire ces pièces à prononcer si l’accueil malveillant ou indifférent qui leur a été fait était ou n’était pas légitime. Comment s’étonner alors de la faveur que les reprises de pièces anciennes ont trouvée chez le public et chez les directeurs de théâtre ? La disette littéraire est seule coupable des résurrections auxquelles nous assistons.

Je n’oserais pas en dire autant du second abus qui règne sur notre théâtre actuel, c’est-à-dire les pièces à spectacle. Ici il est trop évident que cet abus est une concession faite par les directeurs au public contemporain. Les pièces à spectacle, voilà le mal véritable qu’on aurait pu éviter, et contre lequel il est peut-être trop tard aujourd’hui pour réagir ; mais ici encore nous devons remarquer que tout semble pousser à la fois le théâtre contemporain à sa ruine, même le succès. Il est placé dans cette situation équivoque et dangereuse où ce qui peut l’honorer l’appauvrit, et où ce qui peut l’enrichir le déshonore. Le temps n’est plus où chaque théâtre possédait un public particulier qui surveillait avec intérêt et persévérance ses efforts et ses tentatives, qui connaissait à fond son répertoire, qui suivait d’un œil attentif les progrès de ses acteurs, qui les comparait dans leurs divers rôles, qui leur tenait compte du moindre geste corrigé, de la moindre inflexion de voix nouvelle, de la plus petite nuance d’expression dans le jeu ou la diction. Deux invasions ont chassé à jamais de chaque théâtre ce public fidèle et sûr : les pièces à grand succès et le nombre toujours croissant des spectateurs de passage. Le jour où une pièce à succès a été représentée cent ou cent cinquante fois, le public a perdu l’habitude d’aller à son théâtre favori, et cette habitude une fois perdue, il ne l’a plus reprise. Première cause de décadence, car alors, en place des liens intimes qui rattachaient les théâtres à leurs habitués, il n’a plus existé que des relations passagères et indifférentes. Chaque théâtre s’est ainsi trouvé affranchi de la tutelle de son public sans que sa liberté y ait gagné ; avec la disparition de la contrainte salutaire qui lui était imposée ont disparu bien souvent la dignité et le respect de l’art, et presque toujours la sécurité matérielle. Oui, la sécurité, car dès lors les directeurs de théâtre, n’ayant plus devant eux ce public qu’ils connaissaient de longue date, dont ils auraient pu quelquefois désigner chaque membre par son nom, à la façon des héros d’Homère, et ne pouvant plus compter que sur ce vaste public inconnu, anonyme, qui remplit chaque soir leur salle de