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élégances qui enchantaient les hommes du xve siècle, et dont ils ont tenu note si exactement, lui aussi, il en subit le charme. Partager, comme il le fait, la naïve admiration des sujets de la reine Anne, n’est-ce pas reproduire tout un aspect de l’époque ?

La reine n’a pas encore seize ans ; ce goût des belles étoffes, si vif chez la jeune femme, ce sera bientôt le goût des chefs-d’œuvre de l’art. Poètes, savans, peintres, sculpteurs, miniaturistes, orfévres, ciseleurs, vont former un noble cortége autour d’elle. Si la sœur de François Ier, quelques années plus tard, est la reine des beaux esprits et des libres penseurs, la femme de Charles VIII et de Louis XII n’est-elle pas véritablement la reine de la renaissance dans cette période que remplissent les guerres d’Italie et qui précède la révolution de Luther ? Et pourtant cette reine de la renaissance, comme je ne crains pas de la nommer, est en même temps une figure du moyen âge par la grâce, la douceur, la piété candide, la vertu naïve et efficace. On ne la connaissait que d’une manière un peu vague et surtout au point de vue politique ; on la connaîtra désormais dans sa vie de chaque jour, dans le gouvernement de sa maison, dans l’action bienfaisante qu’elle exerçait autour d’elle ; on la verra vivre et on l’aimera. Sévère sans pédantisme, elle tient école de grâce et de vertu. Pour exciter l’émulation parmi ses filles d’honneur, elle a fondé un ordre de chevalerie dont elle ne décore que les plus dignes. Le signe de l’ordre est un collier enrichi de pierres : précieuses en forme de cordelière ; elle les « admonestoit ainsi, dit le chroniqueur Hilarion de Coste, de vivre chastement et saintement et avoir toujours en mémoire les cordes et les liens de Jésus-Christ. » Et avec quel soin elle s’occupe de leur avenir ! quelle sollicitude pour les marier ! Une mère n’aurait pas plus de scrupules et de dévouement. Pendant la guerre d’Italie, elle veut doter trois de ses filles d’honneur ; mais elle n’a pas sous la main la somme dont elle a besoin. Que faire ? Elle l’emprunte aux banquiers de Lyon, n’hésitant pas à leur donner en gage une grosse pointe de diamant à facettes, l’un des plus riches trésors de son royal écrin. Anne s’acquit bientôt une grande réputation par toute l’Europe pour le soin qu’elle consacrait à l’éducation des jeunes filles nobles. On vit plus d’un souverain, soit pour lui-même, soit pour les seigneurs de sa cour, demander à la reine-duchesse la main d’une de ses belles élèves. Un jour ce fut un roi de Pologne et de Hongrie, une autre fois ce fut un roi d’Espagne. Cette biographie de la duchesse Anne est ainsi une page curieuse de l’histoire de la civilisation en France, de l’histoire des mœurs, des arts, des lettres, au moment de nos premiers rapports avec la renaissance italienne.


V. de Mars.