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— Quinze mille.

— Diable ! c’est trop cher !

— Vous croyez ? Moi, je n’en sais rien.

— Je ne discute pas la valeur, du moment que c’est le papa Pasquali…

— Auriez-vous par hasard l’intention d’acheter ?

— Je l’avais, je ne l’ai plus.

— Que ne le disiez-vous ? Vous auriez fait le prix vous-même.

— Moi, je n’y entends rien, et je m’en serais rapporté au parrain. Je m’étais imaginé que c’était une affaire de deux ou trois mille francs ; mais la différence est trop grande. Je n’ai pas le sou, je n’attends aucun héritage, il n’y faut plus songer.

— Comment ! m’écriai-je en riant, vous êtes Provençal à ce point-là, de penser déjà, vous, marin de vingt-huit ans, à l’achat d’un verger et d’une bastide ! Si quelqu’un me semblait devoir être exempt de cette manie locale, c’est vous, le roi du beau pays d’imprévoyance.

— Aussi, répondit-il, n’était-ce pas pour moi… On a toujours quelque parent ou ami à caser ;… mais n’en parlons plus, je chercherai autre chose. — Vous me disiez donc que la fameuse batterie était abandonnée ? Je savais cela. J’y ai été, comme vous, à l’aventure, et j’ai vu avec chagrin que le caprice de la pioche du propriétaire peut la faire disparaître d’ici à demain. Les antiquaires cherchent avec amour sur nos rivages les vestiges de Tauroëntum et de Pomponiana ; on a écrit des volumes sur le moindre pan de muraille romaine ou sarrasine de nos montagnes, et vous trouveriez difficilement des détails et des notions topographiques bien exactes sur le théâtre d’un exploit si récent et si grandiose ! Aucune administration, aucun gouvernement, même celui-ci, n’a eu l’idée d’acheter ces vingt mètres de terrain, de les enclore, de tracer un sentier pour y conduire, et de planter là une pierre avec ces simples mots : Ici reposent les hommes sans peur ! — Ça coûterait peut-être cinq cents francs ! — Ma foi, si je les avais, je me paierais ça ! Il semble que chacun de nous soit coupable de ne l’avoir pas encore fait ! Quoi ! tant de braves sont tombés là, et l’écriteau prestigieux qui les clouait à leurs pièces n’est pas même quelque part dans l’arsenal ou dans le musée militaire de la ville ?

— Ah ! qui sait, lui dis-je, si, en présence d’un monument fréquenté par les oisifs, le charme serait aussi vif que dans la solitude ? Je ne peux pas vous dire l’émotion que j’ai eue là. Je reconstruisais dans ma pensée une série de tableaux qui me faisait battre le cœur. Je rétablissais la petite redoute, je revoyais les vieux habits troués des volontaires de la république, et leurs armes, et leurs