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fils du publiciste ; Bérenger, docteur du bord, Orange, commissaire, et Monnier, maître mécanicien. Je ne connais encore aucun de ces officiers ; mais tous sont gens capables, qui en outre me paraissent charmans. Je vais voyager, comme tu vois, en aimable et bonne compagnie. Nous nous dirigeons sur Gibraltar ; le temps chaud, mais humide, nous annonce l’approche des brouillards qui, en plein beau temps, planent souvent à la porte de la Méditerranée. Vers quatre heures, nous distinguons les côtes espagnoles. Au coucher du soleil, les cimes de la Sierra-Nevada se découpent en bleu violet sur le ciel rouge. La mer est plaquée d’argent, des bandes de marsouins passent à bâbord en faisant des cabrioles insensées qui montrent avec ostentation leur gros ventre d’ivoire. Charlot, le jeune lion, se réveille et joue sur le pont ; le chien, le chat et les deux petites panthères se mettent de la partie. Tout à coup, au plus fort de ses ébats. Charlot passe par le châssis qui éclaire la salle à manger et tombe sur la table au milieu des plats et des bouteilles. Le majordome, éperdu, vient dire que le dîner est retardé parce que l’ours est tombé dans la soupe. Charlot manque de queue, c’est vrai ; mais être traité d’ours lorsqu’on est lion, c’est humiliant !

Le soleil évanoui, le brouillard augmente de telle sorte qu’à neuf heures et demie le yacht est forcé de stopper. On met des fanaux aux mâts, on sonne la cloche, on fait siffler la vapeur pour avertir en cas de rencontre. Pendant près d’une heure, nous avons vu le phare de Gibraltar comme un lampion mourant dans la brume ; mais nous ne voyons plus rien, et nous sommes pourtant très près de la côte. On dit qu’il serait malsain de relâcher sur la rive marocaine à cause des écumeurs de mer du Rif, qui guettent les embarcations et qui les reçoivent à coups de fusil. C’est un petit reste des forbans algériens.

Gibraltar, 26 juin.

Nous avons passé la nuit dans l’inconnu, c’est-à-dire dans le voile épais des brumes. À six heures du matin, tout se dissipe, et on pointe sur Gibraltar. Magnifique lever de rideau ; le théâtre représente les colonnes d’Hercule : d’un côté, l’âpre rocher de Gibraltar, monstre échoué sur le flot et attaché au continent par une bande de sable, comme par un gros câble ; de l’autre, l’Afrique, Ceuta, Tetuan, couronnées de hautes montagnes du plus grand style. Le détroit n’a guère que trois lieues de large, il est couvert de navires de toutes nations. — Nous tournons le gros rocher bardé de fer et de bronze. Aimez-vous le canon ? on en a mis partout ; mais ceci est un monument d’orgueil national plutôt qu’une arme de précision.