Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de faire un jardin anglais dans le genre de notre bois de Boulogne ; mais c’est moins grand et infiniment moins joli. Il est vrai que c’est tout nouvellement planté et vu sans soleil. Y aura-t-il des promeneurs dans cette promenade ? Ici ce n’est pas, comme en Espagne, la population qui manque. New-York compte, dit-on, un million d’habitans ; mais l’Américain me fait déjà l’effet d’un peuple qui circule et ne se promène pas. Sur la porte des boutiques, on voit partout une pancarte avec ce proverbe bien connu : Time is money. Nous entrons, en passant, dans la ménagerie Barnum, attirés par cette gracieuse enseigne : Beware of pickpockets. Voilà un avertissement détestable. Il faut tenir ses poches, promener un œil méfiant sur ses voisins, et de l’autre loucher horriblement pour contempler les merveilles de l’exhibition. Au reste, les merveilles sont sur l’affiche du grand Barnum. En fait de curiosités, nous avons dû admirer une série de personnages de cire rangés dans une armoire vitrée, Napoléon, Washington, la reine d’Angleterre, M.***, mort à l’âge de cent cinquante-sept ans, un brasseur éléphant, etc. — Plus loin, un phoque aveugle fort aimable, à ce qu’on nous dit, se cache au fond de son aquarium ; quinze sangsues dans un bocal, six poissons rouges dans un autre bocal, vingt-cinq devans de cheminée intitulés galerie de tableaux, un nègre albinos et sa femelle, que sais-je ? C’était idiot. Tu te rappelles le grand Barnum apportant chez toi l’avorton Tom Pouce dans le creux de sa large main gantée, et te débitant sa réclame avec des airs de parfait gentilhomme. J’aurais voulu revoir ce fantastique personnage dans son milieu ; mais peut-être qu’ayant épuisé tout ce que l’on peut montrer pour de l’argent et réduit aux platitudes de son musée actuel, il ne se montre plus lui-même que dans les grands jours et pour des sommes considérables. — Nous revenons coucher à bord.

28 juillet. — Le dimanche puritain est observé ici dans toute son horreur de débauche ou de fainéantise. Tout est fermé ; on ne voit que gens stupéfiés ou ivres-morts dès le matin, gisant dans les coins ou sur les marches des bar-rooms (ce sont des cabarets-tavernes où on s’enivre d’ale ou de whisky). Aux fenêtres et aux rampes des balcons, l’œil se délecte à contempler des rangées de semelles de bottes. Je savais déjà, par les récits de voyageurs nos amis, que c’était l’indispensable ornement des maisons américaines dans les jours de fête. J’ai pu constater qu’on ne nous avait pas surfait la réalité : avoir les pieds plus hauts que la tête et faire prendre l’air autant que possible à la partie du corps que l’usage européen commande de poser modestement sur un siège, voilà, à n’en pas douter, la grande volupté et le dernier bon goût dans le Nouveau-Monde. J’ai demandé si les femmes avaient adopté cette coutume ;