Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/676

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on m’a répondu : Non, du ton paisible dont on m’eût dit : Elles n’ont pas de semelles de bottes.

Le prince, accompagné du baron Mercier, ministre de France à Washington, et de M. de Montholon, consul de France à New-York, traverse l’Hudson sur une de ces maisons flottantes dont je te parlais hier. Tout est pêle-mêle dans cette énorme carcasse, passagers de tout sexe et de tout âge, chiens, chevaux, voitures et colis. C’est très démocratique. Ah ! oui, mais les nègres sont à part, en bas, et comme cachés à la vue des personnes et des animaux. Nous mettons pied à terre, et à travers un charmant pays semé de cottages et de jardins, puis de bois verts et touffus, nous arrivons au camp.

Au milieu du vaste carrefour d’une forêt d’érables et de chênes qui découpent leurs grosses masses rondes sur un ciel orageux, des centaines de tentes de coton blanc s’alignent sur l’herbe brûlée par le piétinement des recrues. On ne fait aucune difficulté de nous laisser entrer malgré l’incognito du prince. Tous ces hommes, qui couchés, qui jouant ou lisant le journal, qui ne faisant rien, sont vêtus, les uns de chemises de laine grise et de pantalons bleus retenus par des bretelles, les autres d’une vareuse ou d’un paletot, et coiffés de chapeaux de paille ou de képis de toile. Je cherchais les soldats de la fameuse brigade excelsior qu’on m’avait annoncés, je les avais sous les yeux. Quelques zouaves américains viennent à passer. L’un d’eux, grand diable bâti pour porter la cuirasse et le casque, mais affublé du jupon rouge et coiffé d’un turban de bal masqué, se détache du groupe. Il a reconnu le prince et vient droit à lui. Il a servi sous ses ordres au camp d’Helfaut, et paraît étonné qu’on ne se souvienne pas de sa personne. Ils répondent d’une manière évasive aux questions qu’on leur adresse sur leurs services passés et sur les circonstances qui les ont amenés en Amérique. On dirait fort que cette compagnie est composée de Français qui n’ont pas tous servi et de Canadiens qui n’ont pas servi du tout. Cela ne fait rien, si le cœur y est, mais la discipline ? — Oh ! la discipline, disait l’un d’eux, ancien douanier français, comment voulez-vous ? Voilà les Canadiens, qu’on nomme sergens et caporaux parce qu’ils savent parler anglais, et c’est bien vexant pour nous, qui n’entendons pas un mot des commandemens dans leur chienne de langue ! — Un autre, à la mine patibulaire, répond à propos de la solde : « Tant qu’aux promesses, ça va bien : soixante francs par mois, sans compter la nourriture et l’habillement, ça paraissait assez gentil ; mais depuis qu’on est au camp, on n’a pas encore vu la couleur des dollars. On nous a habillés d’une paire de guêtres et d’une paire de bretelles, et la nourriture est