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souveraine, les efforts qui ont accoutumé de ruiner les autres affections ne servent qu’à son affermissement. Des barbare vous ont enlevée, et si les foudres qui partent de vos yeux ne préviennent par un châtiment exemplaire leurs abominables desseins, vous serez la déplorable proie de leurs infâmes désirs. Ah ! monstres, n’approchez pas d’un miracle que les cieux admirent, et que la nature a fait pour élever sa puissance-au-dessus de toutes les autres[1]. »

Et tandis que Bajazet parle ainsi, le grand roi Polexandre, son frère Iphidamante et l’Inca Zelmatide, qui tous trois sont venus le visiter dans son île, et qui l’écoutent, « connurent, dit l’auteur, par cette étrange et judicieuse rêverie, que cet illustre corsaire était extraordinairement persécuté du tyran dont ils ressentaient tous trois presque également les violences. »

Mais aussitôt que Bajazet ôte son masque de Céladon et prend celui de corsaire, c’est un tout autre homme. Chef d’une démocratie guerrière où les grades se donnent au suffrage universel et sans fraude, on le voit tenir à ses pirates un langage qui n’a plus rien de la fadeur que nous venons de constater. « Mes compagnons, leur dit-il, nous ne sommes pas réduits à la cruelle nécessité de ces peuples qui sont gouvernés par des maîtres qui ne connaissent point les lois, ou ne les connaissent que pour les violer. Ici, ni le caprice du souverain, ni l’intérêt du favori, ni la considération de la naissance, ne donnent les charges à ceux qui ne les ont pas méritées. Notre valeur et nos services sont les seuls degrés par lesquels nous y montons, et le plus ambitieux d’entre nous se croirait coupable d’une lâcheté qu’il ne se pardonnerait pas lui-même, s’il avait eu la pensée de gagner ses compagnons ou par brigues ou par promesses ; mais il faut avouer, pour notre gloire, que tout ainsi qu’il n’y a point de corrupteurs parmi nous, de même il n’y en a pas un qui puisse être corrompu[2]. »

Ce ton majestueux de Bajazet ne l’empêche pas de couper en deux, dans l’occasion, un pirate qui l’a insulté, sauf à se soumettre au jugement de ses compagnons. On pourrait multiplier les passages du Polexandre où l’on remarque chez l’auteur l’ambition louable d’ajouter quelque chose aux anciennes fictions romanesques, soit par l’exactitude dans la description des lieux, des mœurs, des costumes, des combats, soit par des caractères qui, la galanterie mise à part, s’écartent plus ou moins des types antérieurs. Il y a aussi plus d’une fois dans ce livre des jeux d’esprit qui ne sont pas sans agrément. C’est ainsi que dans un brillant tournoi donné par le prince de Maroc

  1. Polexandre, t. Ier, p. 828.
  2. Id., ibid., p. 419, 420.