Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/796

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’inquiétante aventure de la bastide Roque, et il respirait à pleins poumons comme un homme qui a craint de perdre sa liberté. Je ne lui parlai pas de ma promenade avec la marquise. J’évitai de lui parler d’elle, et malgré tout je trouvai le moyen de me sentir très jaloux de lui. Il me sembla qu’il m’examinait avec surprise, qu’il devinait en moi quelque trouble insolite, et qu’en s’abstenant de m’interroger il se réservait d’en apprécier la cause par lui-même.

Rentré chez moi, je me débarrassai l’esprit de toutes ces vapeurs fantastiques en écrivant au baron. Durant tout le temps que nous avions passé ensemble, nos journées s’étaient généralement terminées par une ou deux heures de causerie intime, où nous résumions toutes les impressions reçues pour les analyser et les juger en commun. Nous étions le plus souvent d’accord dans nos appréciations, et quand il nous arrivait de discuter, c’était un plaisir de plus. Le baron avait une lucidité d’esprit, une jeunesse de cœur et une aménité de formes qui me faisaient chérir son commerce et regarder son amitié comme une bonne fortune dans ma vie.

L’entretien journalier de cet excellent vieillard me manquait. Celui de La Florade, plus animé, m’avait rendu un peu infidèle peut-être dans les premiers jours ; mais je ne sentais pas en lui cet appui, ce conseil, cette sagesse qui m’avaient été si salutaires, et, repentant de n’avoir encore écrit à mon vieux ami que de courtes lettres, je me mis à lui écrire un volume que je lui envoyai à Nice. Je me gardai cependant de lui dire combien la marquise était liée à mes agitations intérieures ; mais ces agitations, je ne les lui cachai pas, et, m’accusant de faiblesse et de folie, je promis à mon cher mentor de terrasser l’ennemi.

Je me rendis chez la Zinovèse par mer jusqu’à la plage des Sablettes. Là, je renvoyai la barque et marchai devant moi, sur le rivage de la Méditerranée, me renseignant sur le poste des douaniers du Baou rouge. On me dit qu’il ne fallait point passer le baou, mais regarder sur ma droite l’ouverture du val de Fabregas. Je passai le Fort-Blanc, puis un autre fort ruiné, et par des sentiers d’un mouvement hardi, tantôt dans les pinèdes, tantôt sur la falaise rouge, je découvris dans un pli de terrain, au bord d’un ruisseau et près d’une petite anse très bien découpée, la maison que je cherchais. Ces rainures dans la montagne, qu’on appelle trop pompeusement en Provence des vallons, sont produites par l’écoulement des pluies dans les veines tendres du roc ou dans les schistes désagrégés. Le ruisseau est à sec huit mois de l’année ; mais il suffit qu’il ait amené quelques mètres de terre meuble, pour que la végétation et un peu de culture s’en emparent. Le poste des douaniers était très agréablement situé sur une terrasse dallée qui permettait de surveiller la côte ; cependant l’habitation adossée au roc ne regardait