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robes et des bijoux à mon mariage, et puis après rien que la place du mari. Il a fallu travailler sans jamais s’amuser. J’ai fait mon devoir, mais j’avais bien du dégoût, quand j’ai rencontré ce damné qui m’a aimée. Je croyais bien que je ne lui céderais pas. J’étais contente et fière de ses complimens, voilà tout ; par malheur, il n’était pas comme les autres, lui, il savait parler ! Enfin j’ai été folle, et pendant deux mois j’étais contente, je ne me reprochais rien. J’endurais tous mes ennuis, je ne pensais qu’à le voir ! J’étais toute changée, un petit enfant m’aurait fait faire sa volonté. Le mari disait : « Qu’est-ce que tu as ? Je ne t’ai jamais vue si douce ! » Et il m’aimait d’autant plus, pauvre bête d’homme !… Mais l’autre s’est lassé de moi tout d’un coup. Il a dit qu’il avait eu occasion de voir Estagel, que c’était un homme de bien, qu’il était fâché de le tromper, que ça lui paraissait mal ! Qu’est-ce que je sais ? tout ce qu’on ne se dit pas quand on aime, tout ce qu’on veut bien dire quand on n’aime plus. Et moi, je ne peux pas pardonner ça, vous pensez ! Je le garderai sur mon cœur tant que le sien sera dans son corps !

— Alors, quand vous voulez vivre, c’est pour vous venger ?

— Si je dois rester laide, il faudra que je le voie mourir ! Si je redeviens jolie, je me ferai fière, j’irai dans les fêtes, je mettrai mes chaînes d’or et tout ce que j’ai, et on parlera encore de la Zinovèse, et je ferai celle qui se moque de lui, et il me reviendra ; mais je le chasserai d’autour de moi comme un chien, et il vivra pour me regretter.

J’essayai de calmer par le raisonnement cette âme irritée ; je ne l’entamai pas d’une ligne, et je la quittai sans espérance de la guérir. Son état physique n’était certes pas désespéré : mais la passion, et la passion mauvaise et persistante, combattrait vraisemblablement l’effet de mes ordonnances et les derniers efforts de la nature. On ne sauve pas aisément ceux qui s’appliquent à détruire leur âme, car c’est le grand moteur que nos remèdes n’atteignent pas.

Comme aucune espèce de voiture ne pouvait venir au cap Sicier par le bord de la mer, je montai sur le Baou rouge, afin de voir si de là je découvrirais dans la vallée intérieure de la presqu’île la vieille et déjà bien-aimée calèche de Marescat, amenant de ce côté la marquise et son fils. Le Baou rouge est bien nommé. La pierre et la terre y sont d’un rouge sombre à teintes violacées. Une forêt de pins maritimes, maigres et tordus par le vent, l’enveloppe de la base au sommet : mais les buissons de chêne coccifère, de globulaires en broussailles, ainsi que les cistes, les romarins et les lavandes, donnent de la grâce et de la fraîcheur aux éclaircies. Un unique sentier gravit rapidement jusqu’au sommet. Là, je trouvai une guérite de garde-côte, et je fus curieux d’en visiter l’intérieur.