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Ces guérites sont des huttes de pierres brutes, de mottes de terre et de branchages, avec un toit de roseaux ou de lames de schiste. Comme elles sont tolérées plutôt que permises, elles sont l’ouvrage des factionnaires, et il leur est interdit d’y avoir aucune espèce de meuble, de couverture, de bien-être quelconque propre à favoriser le sommeil. Un banc de pierre ou de briques leur permet cependant de s’y étendre ; mais comme il n’y a ni porte ni fenêtre, le froid des nuits mauvaises et le bruit assourdissant des tempêtes se chargent probablement de tenir le factionnaire éveillé. Ces huttes doivent en outre être placées de manière à dominer tout ce qui ferait obstacle à la vue dans le rayon de la surveillance assignée au factionnaire. On les trouve donc souvent perchées dans les sites les plus effrayans, et le sentier battu qui entourait celle-ci n’avait pas, au bord du précipice vertical, plus de quinze centimètres de large. Il n’y eût pas fait bon d’être somnambule ; mais on sait que là où passe la chèvre le douanier peut passer.

Comme je regardais le beau spectacle de la mer écumante contre les âpres racines de la falaise, le garde-côte, qu’on croit parfois absent, mais qui est toujours là, guettant toutes choses, sortit je ne sais d’où, et m’aborda d’un air grave et bienveillant. C’était un homme d’une quarantaine d’années, d’une belle et douce figure. — Êtes-vous le médecin ? me dit-il. — Et sur ma réponse affirmative : — Alors vous venez du poste ? Vous avez vu ma femme ?

— Vous êtes donc maître Pierre Estagel ? Eh bien ! votre femme a besoin d’être soignée ; mais il y a de la ressource.

Le garde-côte secoua la tête. — Elle se donne trop de mal, dit-il, elle n’a pas de repos, et Dieu sait qu’elle n’est pourtant pas obligée de se tourmenter : nous avons bien de quoi vivre ; mais c’est une pauvre femme qui voudrait toujours ce qu’elle n’a pas, et qui ne se contente jamais de ce qu’elle a.

Il resta pensif. C’était un homme doux, mais peu expansif, habitué à la solitude, au silence par conséquent. Je vis qu’il fallait le questionner, moyennant quoi je sus toute l’histoire de sa femme. Elle avait été riche. Son père était patron d’une grosse barque de pêche et propriétaire de deux autres. Un coup de mer avait brisé toute sa fortune. Estagel l’avait aidé à se sauver lui-même, et il avait apporté au rivage Catarina (la Zinovèse), demi-morte de peur et de froid. Elle était venue là en partie de plaisir avec son père, comme cela lui arrivait souvent. Elle était déjà connue pour sa beauté et sa belle danse aux pèlerinages de la côte. Il y avait donc près d’un an qu’Estagel l’avait remarquée. En la voyant ruinée et désolée, il lui offrit le mariage, qu’elle accepta sous le coup du découragement ; mais elle se flattait d’un héritage qui leur échappa. On sait le reste, la Zinovèse me l’avait dit. Le mari n’avait aucune