Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/800

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

espèce de soupçon sur elle. Il la jugeait plus inaccessible que les rochers de son poste, et sa confiance n’avait rien qui ne lui fît honneur à lui-même. On sentait en lui une droiture de cœur et une patience de caractère assez remarquables. Il ne s’exprimait pas mal, il lisait même quelquefois, et je vis dans la hutte un vieux volume dépareillé du Plutarque d’Amyot à côté de sa pipe.

— Mais vous ne faites plus de faction, lui dis-je, puisque vous voilà gradé ?

— Gradé et décoré, répondit-il en soulevant la capote qu’il avait jetée sur ses épaules par-dessus son uniforme. On m’a donné cela pour un sauvetage. Je ne le demandais pas. Quant au grade, il me dispense de la faction, et vous me voyez ici en remplacement volontaire d’un camarade qui s’est trouvé indisposé aujourd’hui. — Et il se mit à réparer la cabane, qui tombait en ruine.

— Il paraît, lui dis-je, qu’on a peu de soin de ce pauvre abri, où certes il n’y a rien de trop.

— Ah ! que voulez-vous ? on s’ennuie de réparer ce qui tombe toujours ! Quand je faisais mon quart de nuit, je n’entendais pas rouler une pierre sans la relever.

— Vous y avez passé des nuits bien dures, n’est-ce pas ?

— Oui ! Une fois. — la guérite n’était qu’en terre et en feuillée dans ce temps-là, — j’ai été emporté avec sur cette pointe de rocher que vous voyez là-dessous. Heureusement il s’est trouvé un petit arbre pour me retenir. Les plus mauvais coups de vent ici sont ceux qui tournent tout d’un coup de l’est au nord-ouest. Ça vous prend comme en tire-bouchon et vous enlève ; mais il y a aussi de bonnes nuits. Quand on étouffe dans les villes et même dans les maisons à la côte, ici, l’été, on est content de respirer, et de temps en temps on regarde la lune pour se désennuyer de regarder la mer.

— Avez-vous affaire aux contrebandiers quelquefois ?

— Non, la côte est trop mauvaise, la calangue est petite et trop facile à surveiller. Vous voyez ces deux pointes de rocher qui sortent de la mer à cinq cents mètres de la falaise. On les appelle les freirets ou les frères, parce que de loin les deux écueils ont l’air d’être tout pareils. Eh bien ! toute la falaise est bordée de roches sous-marines du même genre, et on appelle ces endroits-là les mal passets. Ce n’est donc pas une plage pour débarquer de la contrebande dans les mauvaises nuits, et quand la mer est douce, nous entendons tout. Notre affaire, c’est de regarder, aussi loin que nous pouvons voir, s’il n’y a pas quelque embarcation en détresse, afin d’aller avertir le poste et porter secours. Vous voyez que nous faisons plus de bien que de peine aux gens de mer, et nous sommes aimés dans le pays.