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— Eh mais !…

— Savez-vous, dit-il en riant, la morale de tout ceci ? C’est que vous me donnez une envie furieuse de devenir un homme raisonnable et d’aimer éperdument une femme gouvernée par la raison !

On dérangea notre tête-à-tête, et quand je rentrai à mon hôtel, j’écrivis au baron de La Rive. J’étais assez content de moi, La Florade m’avait rappelé à moi-même. J’étais bien résolu à me défendre de mon propre cœur, et je ne pouvais admettre un seul instant qu’à propos de moi la marquise pût jamais avoir à combattre le sien.

Je passai huit jours sans la revoir. J’avais des nouvelles de Tamaris par Aubanel et Pasquali. Paul allait bien. La marquise vivait dans une sérénité angélique. Je hâtai la conclusion de mon affaire. Mlle Roque ne se décidait à rien, et, ne voulant pas attendre indéfiniment son caprice, je vendis ma zone d’artichauts le moins mal possible à un riche maraîcher de La Seyne. Je fis une visite à la Zinovèse, et je la trouvai mieux. Mes calmans faisaient merveille. Elle avait recouvré le sommeil, ses yeux s’étaient un peu détendus, son regard était moins effrayant. J’évitai de lui parler de son moral, craignant de réveiller l’incendie, et je portai cette bonne nouvelle d’une amélioration sensible à La Florade, que je cessai de sermonner, dans la crainte qu’il ne revînt à ses commentaires sur mon propre compte. Je ne voulus même pas savoir s’il avait de nouveau aperçu la marquise, et je ne sus réellement pas s’il était retourné à Tamaris.

Toutes choses ainsi réglées, je me disposais à quitter la Provence et à faire ma visite d’adieux à Mme d’Elmeval, lorsque je reçus du baron la lettre suivante :

« Mon cher enfant, je me sens assez fort pour quitter Nice, où je m’ennuie depuis notre séparation ; mais tu me trouves encore trop jeune pour habiter le nord de la France. Puisque Toulon est un terme moyen, et qu’il y a toujours là de braves gens, puisque ma chère Yvonne, c’est le nom d’enfance que je donnais à la marquise, se trouve bien dans ces parages, je veux aller passer mes derniers trois mois d’exil auprès d’elle. Mon voisinage de soixante-douze ans ne la compromettra pas, et elle sait fort bien que je ne serai pas un voisin importun. Cependant je ne veux rien faire sans sa permission. Va donc la trouver de ma part, et si elle a autant de plaisir à me voir que j’en aurai moi-même à me sentir près d’elle, occupe-toi de me caser dans une villa au quartier de Tamaris ou de Balaguier. Tu vois que je me rappelle le pays. Je me rappelle aussi une assez belle maison dans le goût italien avec une fontaine en terrasse, l’ancienne bastide Caire. Je ne sais à qui elle est maintenant. Tâche de la louer pour moi. Ce doit être tout près des bastides