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justice du roi ; » il n’était pas pour cela moins sincèrement dévoué à la monarchie constitutionnelle, comme on l’a pu voir ici même dans une récente étude[1].

Lors donc que la royauté maintint l’inamovibilité, elle respecta un droit souverain, essentiel, retenu par le pays : on peut lui en savoir gré ; mais c’est aller trop loin que de la remercier, comme le fait M. de Bastard, de sa « munificence. » Nous insistons, parce qu’il nous semble que ces idées fondamentales sans lesquelles il est impossible de bien comprendre notre organisation judiciaire n’ont point assez pénétré dans les esprits. La séparation nécessaire du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif n’a pas été assez hautement proclamée par les écrivains et les publicistes, et le principe moderne de l’inamovibilité, obscurci par d’anciens préjugés ou par les lieux-communs des harangues officielles, est resté pour un grand nombre dans une sorte de mysticisme nébuleux d’où il est presque téméraire de le tirer pour le mettre au grand jour. Et disons-le, c’est pourtant à cette force invincible du principe d’inamovibilité que la magistrature doit sa popularité en France. Malgré les ambages des formules, malgré l’espèce de mystère qui entoure une investiture dans laquelle le mandat n’est point formellement remis en son nom, le pays, guidé par cet instinct qui sait, pénétrer tant d’obscurités, sent qu’un lien secret existe entre lui et la magistrature, et que sous la robe du juge il y a toujours un juré. Le souvenir de la justice primitive ou municipale est impérissable dans les masses comme son origine, et quand la charte, la constitution ou la loi dispose, la tradition est là qui accomplit aussi son œuvre et perpétue de génération en génération le sentiment du droit qui ne doit point périr, et dont l’inamovibilité moderne est comme le drapeau. Sur ce point, l’opinion publique a été plus forte que les doctrines, empruntées sans discernement à la féodalité, qui ont fait dépendre la justice du pouvoir exécutif, car elle a toujours distingué le magistrat de l’agent du pouvoir. Tous les deux sont cependant nommés par le chef de l’état ; mais quel abîme les sépare ! Le magistrat ne tient aucune mission du chef de l’état, qui n’a point le droit de juger : dès lors point d’ordres à donner, point d’ordres à recevoir. Au contraire, l’agent du pouvoir exécutif tient du chef de l’état et sa nomination et son mandat : pour lui, l’obéissance est un devoir ; pour le magistrat, elle serait un crime. Voilà le sentiment qui a pénétré jusqu’au fond de la société, et qui vaut mieux pour le véritable prestige de la justice que de vaines évocations d’un passé où le chef de l’état ne rendait d’ailleurs de sentences que dans des causes de peu de valeur, et beaucoup plutôt comme arbitre que

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1861.