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mille âmes, improvisée sur une berge sablonneuse où les voyageurs, il y a trente-cinq ans, ne trouvaient qu’une misérable hutte de pécheur ; c’était Khartoum.

J’étais venu dans cette capitale du Soudan oriental pour m’y préparer à un voyage d’exploration dans le sud, en plein pays des nègres. La saison des vents du nord, favorables aux barques qui veulent remonter le Nil, était encore éloignée : force me fut donc d’attendre et d’essayer de mettre mon temps à profit. Tout en rassemblant les notes et les faits qui pouvaient m’éclairer sur la route à suivre, je ne perdais pas de vue des études moins spéciales, mais plus attrayantes, sur le passé de ces régions énigmatiques et sur l’état social qu’une conquête récente a prétendu réformer. J’avais déjà réuni mes impressions sur la civilisation de l’Égypte proprement dite : il me restait à faire la même enquête sur les possessions égyptiennes du sud et à établir en quelque sorte le bilan moral du bien et du mal que la Nubie et le Soudan ont jusqu’ici recueillis de ce changement subit et violent dans leur organisation séculaire.


I. — LA NUBIE ET LA CONQUÊTE ÉGYPTIENNE.

Quand un peuple a perdu tout sentiment national et qu’il n’est plus qu’une foule abandonnée au hasard de toutes les anarchies et de toutes les tyrannies, on peut prévoir que la conquête étrangère qui lui apportera l’ordre et la sécurité matérielle pourra être un progrès pour lui. C’est quelquefois un bien pauvre remède ; mais une nation qui ne sait pas se guérir elle-même est réduite à s’en contenter, et l’histoire n’a plus qu’à demander compte au vainqueur de l’usage qu’il a fait de sa force et de ce qu’il a donné aux vaincus en échange de leur personnalité supprimée.

Les rares voyageurs qui ont visité la Nubie avant 1820 ont dû plus d’une fois invoquer une conquête civilisatrice pour ces populations à qui nul ressort moral n’était resté, pas même la fierté naturelle des races barbares. Au nord, quelques agas de mamelouks, campés dans leurs donjons au milieu des cataractes, jouaient à peu près le même rôle que les barons coupeurs de routes du moyen âgé. Dans le sud, une tribu venue d’Arabie et assez analogue par son organisation aux anciens Cosaques Zaporogues, les Chaghiés, étendait sa domination insolente et rapace sur les régions historiques où avaient brillé Napata, capitale de la reine Candace, et Maraka, métropole chrétienne de la Nubie. Toutefois ce petit peuple de gentilshommes avait dû subir la suzeraineté d’un peuple méridional, qui offrait depuis trois siècles le spectacle unique d’une domination