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Telle était la situation de la Nubie avant 1820. Méhémet-Ali, consolidé en Égypte, trop faible encore pour oser empiéter sur les provinces asiatiques du sultan son suzerain, entraîné par tous les contes que lui faisaient les marchands du sud sur les mines d’or de la zone tropicale, lança enfin sur ce pays six mille hommes, commandés par deux chefs éminens à divers titres : l’un était son fils Ismaïl, un vrai Turc du XVe siècle, chevaleresque et féroce ; l’autre le fameux defterdar Mohammed-Bey, gendre du vice-roi, que l’on a appelé avec un peu d’exagération « l’homme le plus féroce qui ait épouvanté le monde depuis Néron. » C’était un caractère fort difficile à comprendre pour qui n’a pas vu l’Orient, Auguste ou Caligula selon l’heure, et qui, après des atrocités sans exemple, a trouvé moyen d’être regretté de ceux qu’il a gouvernés et décimés. Les Arabes l’appelaient Abou-Dubbân (l’Homme-aux-Mouches), parce que sa distraction favorite était d’attraper des mouches. Un jour qu’il se livrait à ce passe-temps, un pauvre paysan volé et battu par un soldat vient lui porter sa plainte. « Quel est ce chien, dit le defterdar, qui ose me déranger ? Menez-le devant le juge de paix ! » Le juge de paix (el kadi) était un canon toujours chargé qui décorait la cour du defterdar, et le malheureux, happé sans autre explication, fut vite lancé dans l’espace. On cite de Mohammed-Bey vingt traits de ce genre.

Pourtant, s’il y a dans l’histoire des découvertes armées quelque entreprise que l’on puisse placer pour l’audace et pour la rapidité du succès à côté de celles des Cortez et des Pizarre, c’est certainement cette merveilleuse campagne de 1820, que l’Europe n’a pas assez connue malgré l’excellent livre de M. Caillaud. Quatre cents lieues de pays furent parcourues et conquises à peu près sans coup férir. L’empire de Sennaar tomba sans avoir tenté la fortune d’un seul combat, et Badé VII, le dernier des sultans du Fleuve-Bleu, se consola de son pouvoir perdu en gardant son bonnet royal et en vivant d’une assez grosse pension. Les Chaghiés seuls montrèrent du cœur et livrèrent bataille, près de Korti, aux réguliers égyptiens. Une jeune fille, montée sur un chameau richement harnaché, les menait au feu. Leur cavalerie triompha ; quant à la déroute de leur infanterie, elle amena une défaite qui ne les découragea pas. Ismaïl leur avait renvoyé leurs frères pris à Korti en les comblant de présens. Après une seconde victoire, il rendit à leur roi sa fille prisonnière, une très belle enfant, qu’il avait respectée au grand étonnement des siens et des ennemis. Ce trait désarma les dernières résistances, et les Chaghiés se soumirent ; mais le vainqueur, sentant fort bien que c’était un peuple à ménager, ne les astreignit qu’à un service militaire : leur brillante cavalerie ne s’employa désormais qu’à dompter