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et à maintenir au profit du maître les peuples disposés à défendre vaillamment leur liberté.

En 1822, la conquête était terminée. Les Chaghiés, incorporés à la petite armée d’Ismaïl, avaient solennellement enterré à Singué, au-delà du 10e degré de latitude nord, le mannequin symbolique qu’ils avaient coutume d’ensevelir au terme extrême de leurs grandes expéditions. Le nouveau pouvoir était si solidement établi, qu’il ne disparut pas dans l’effroyable catastrophe où le jeune prince laissa la vie. J’ai recueilli dans le pays tant de versions contradictoires sur « la nuit de Chendi, » que j’aborde ce récit avec une certaine hésitation. Les faits prouvés sont ceux-ci : Ismaïl avait frappé le cheikh de Chendi, souverain des Djaalin, Melek Nimr (le roi-panthère) d’une réquisition extravagante, et le cheikh l’ayant supplié à genoux de lui donner au moins un délai pour s’exécuter, le prince lui avait brutalement ensanglanté le visage d’un coup de son tchiboukh. Un coup de pipe n’explique guère l’implacable vengeance qui suivit. On a prétendu que dans la réquisition du prince était comprise la fille de Nimr, d’autres disent son fils. Les mœurs d’Ismaïl autorisaient malheureusement toutes les suppositions. Ce qui est certain, c’est qu’une orgie effrénée eut lieu la nuit suivante chez le prince, qui, dans son ivresse, ne vit pas les Djaalin entasser silencieusement autour de sa case d’énormes quantités de fourrage, qui prirent feu de dix côtés à la fois. Ismaïl et ses compagnons de débauche se précipitèrent vers la porte, et virent alors, par-delà les torrens de flamme qui les enveloppaient, un cercle infranchissable de lances et de visages sombres. Un instant après, la maison s’écroulait sur les complices et les victimes de l’orgie. Le roi-panthère était vengé.

Le Soudan était probablement perdu pour les Égyptiens, si la petite armée du defterdar Mohammed-Bey n’était venue à point du Kordofan pour tout réparer. Le defterdar, parti de Dongolah, avait franchi, par une manœuvre habile, le Haraza, sorte de Jura qui garnit la frontière kordofanienne au nord, et avait trouvé dans la plaine de Bara le magdoum (vice-roi) du Darfour, Msellem, qui l’attendait avec ses cavaliers de la peuplade nègre des Kondjara, armés seulement de lances et d’épées. Msellem était un eunuque, ce qui n’est, dans l’Afrique musulmane, incompatible ni avec les hautes dignités, ni avec le courage, et Msellem le prouva. Du premier choc, la cavalerie égyptienne fut dispersée, et le magdoum chargea en personne les artilleurs turcs, qui furent écharpés dans leurs batteries ; mais, comme à Korti, les feux réguliers de l’infanterie décimèrent les braves cavaliers du Soudan, les canons furent repris, Msellem fut tué sur une des pièces par un cavalier arabe, et les Kondjara terrifiés