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les nombreuses djellabiés (caravanes de djeliabs ou marchands d’esclaves) dont chacune jetait sur les marchés deux ou trois cents nègres. On a lu dans Barth et dans Richardson tous les détails de ces razzias hideuses, exécutées sous un prétexte religieux par les sultans musulmans du Soudan septentrional, à qui les profits de la traite tiennent lieu des rentrées fort aléatoires de l’impôt. La plupart de ces esclaves importés en Égypte et dans les pays voisins étaient destinés à la servitude pure et simple : un certain nombre, pris parmi les mâles encore impubères, achetait par une mutilation périlleuse la chance d’un sort moins précaire et même d’une condition relativement élevée. On peut lire dans les récits véridiques et substantiels d’un voyageur anglais de 1837, Holroyd, les détails techniques d’une industrie qui enrichissait des princes musulmans et même, il faut le dire, certains couvens chrétiens de la Thébaïde. Il fallait toute la vitalité de la race noire pour que cette opération, bien plus atroce qu’on ne le croit généralement, ne fît périr qu’un enfant sur vingt qui en étaient victimes.

J’ai nommé le Kordofan : c’est un pays grand comme toute la péninsule espagnole, très voisin de Dongolah et de Khartoum, et qui n’en est guère plus connu pour cela, bien que plusieurs voyageurs aient écrit depuis vingt-cinq ans des pages assez vraies sur cette étrange contrée[1]. Entre le Nil et le Darfour s’étend une vaste plaine d’alluvions granitiques, onduleuse, et présentant alternativement des sables nus, des khala (déserts semés de quelques arbres), des terres légères et propres à la culture, le tout dominé par des massifs isolés de montagnes formant un arc de cercle de plus de cent lieues de diamètre. Les torrens qui descendent de ces montagnes pendant le kharif (saison des pluies) vivifient et fécondent une belle oasis groupée autour d’une montagne centrale, nommée Kordofan, qui a donné son nom à la contrée. Rien de plus saisissant que le panorama de l’oasis, vue du sommet d’un des pics voisins, par exemple l’Abou-Senoun. Ce nom formidable, qui signifie « père des dents, » peint fort bien cette rude sierra de la frontière. J’en ai fait l’ascension en septembre 1861 ; mais, quand je fus arrivé aux deux tiers du mont, une muraille à pic, nue et lisse, m’empêcha d’aller plus avant. Je m’arrêtai au bord d’une charmante source, seule eau courante que j’eusse vue depuis que j’avais quitté le Nil. Dans bute cette portion de l’Afrique, les montagnes ont seules le privilège de posséder des eaux vives, que le sol absorbe avant même qu’elles aient atteint la plaine. Je m’assis alors et embrassai du regard l’ensemble du paysage. Au levant, la vue s’étendait à

  1. Surtout Ignatius Pallme, Holroyd, Petherick et l’Allemand Russegger.