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sont devenus en cela très Arabes. Il est triste de songer aux chances de souillure qui attendent une enfant de dix ans, hier libre, innocente et joyeuse au bord du fleuve natal, aujourd’hui livrée à toutes les fantaisies dépravées d’un maître, — pis que cela, — d’un jeune tyran de son âge, du fils de la maison. Les harems d’enfans ne sont pas rares, hélas ! dans l’aristocratie arabe, et le libertinage se complique ici de cruauté, car l’enfant ne connaît point cette sorte de compatissante protection naturelle à l’homme envers la créature délicate qui, de gré ou de force, n’appartient qu’à lui. Le petit satrape ne peut pas encore posséder, mais il peut déchirer, fouetter, mordre, faire pleurer enfin. Un traitant qui n’était certainement pas pire que les autres, et qui est venu assez maladroitement se faire prendre au Caire (22 juillet 1861), a payé un peu cher, au consulat de France, la niaise indulgence avec laquelle il tolérait les sévices exercés par son fils idiot sur de petites esclaves. Sa femme, une ancienne esclave galla (comme presque toutes les dames de Khartoum), se lamentait d’avoir perdu ses jeunes souffre-douleur : « Me voilà obligée d’en acheter d’autres, disait-elle ingénument ; le consul veut donc nous ruiner ! »

J’ai vu mieux. J’ai connu un petit drôle de onze ans, de grande maison, entouré de fillettes qui en avaient treize ou quatorze. Pour les lutiner, il s’amusait à relever leur rahad (pagne à petites franges) avec des investigations auxquelles ces pauvres filles résistaient de leur mieux, confuses et tout en larmes ; mais, comme la résistance n’était pas du goût du futur colonel, il prenait un kourbach (cravache en cuir d’hippopotame) et leur en cinglait les cuisses à tour de bras. Sa mère, une honnête femme d’ailleurs, riait aux éclats et trouvait son fils énormément précoce et spirituel ; précoce, je l’accorde.

Voilà pour les riches ; mais les riches ne sont pas les plus nombreux possesseurs d’esclaves à Khartoum. La situation est tenable dans une bonne maison ; elle devient atroce chez un petit marchand, un patron de barque, un paysan aisé, — un petit blanc, comme on dirait à La Réunion, — Voilà l’enfer du noir. Si par hasard il devient l’esclave d’un ancien esclave, c’est bien le fond de l’abîme. Il faut qu’il travaille jusqu’à l’épuisement pour enrichir ce vilain maître, trop heureux si le sire, pour gagner quelques talaris, le loue comme cuisinier ou drogman à un seigneur frenghi (européen) de passage. Le Frenghi est compatissant, ne frappe pas trop fort, et donne quelquefois un pourboire. J’avais loué de la sorte deux malheureuses négresses pour la cuisine de mon équipage. Je réussis à les sauver de quelques aimables plaisanteries qui pouvaient être mortelles ; on les avait pendues une fois par les aisselles à la vergue,