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laquelle je me suis livré moi-même. M. Vaudey venait d’arriver à Ulibo, à une heure en aval de la mission autrichienne de Gondokoro, et se préparait à ouvrir le marché avec les noirs. Cette rive, aujourd’hui déserte, était alors couverte de villages florissans. La population commençait à affluer autour des caisses de verroteries déjà mises à terre, quand M. Vaudey entendit vers le sud quelques coups de fusil, et vit presque aussitôt les noirs sortir en tumulte de leurs cases au bruit sinistre du tambour de guerre (nougara). Voici ce qui était arrivé. Un négociant arabe nommé Mohammed-Effendi, qui venait du Mont-Redjef et descendait le fleuve, s’était arrêté en face de Gondokoro, et, quoique musulman, il avait salué de quelques coups de feu le drapeau autrichien flottant à la corne de la Stella-Matutina, jolie dahabié bleu ciel montée par don Ignatius Knoblecher, provicaire apostolique du Fleuve-Blanc. Par une maladresse trop fréquente chez les Arabes, un des matelots avait oublié dans son fusil une balle qui tua raide, sur la berge, un enfant bary. Le père de l’enfant, voyant à ses côtés un domestique de la mission, le regarda comme solidaire du meurtre commis par un blanc et le tua d’un coup de lance. Tout ce tumulte fit croire à M. Vaudey que les Bary attaquaient la mission autrichienne : entraîné par un élan chevaleresque qui ne laissait aucune place à la réflexion, il descendit à terre avec quinze hommes bien armés, et sans plus ample informé marcha vers la mission en chassant devant lui les noirs à coups de fusil. Les nègres, surpris et intimidés par la fusillade, reculaient, mais lentement. Parmi eux était un certain Nikla, homme fort influent dans le pays, d’abord comme sorcier et faiseur de pluie, ensuite parce qu’il avait fait un voyage à Khartoum, et que, parlant arabe, il était l’intermédiaire obligé entre les blancs et ses compatriotes. Nikla avait appris aux nègres que le fusil ne lançait pas la mort à jet continu, mais qu’il fallait un temps d’arrêt pour le charger, et, pendant le combat, ayant entendu un officier de M. Vaudey s’écrier : « Haouaga, mafich baroud (monsieur, il n’y a plus de poudre), » il dit à ses amis : « Ils n’ont plus de feu pour charger leurs pipes ; quand ils auront fait toun une fois encore, tombez dessus à coups de lance. » Les blancs firent une décharge meurtrière et voulurent battre en retraite, mais ils furent alors chargés avec furie et tous égorgés en détail. Un chef de taille colossale, nommé Médi, traversa M. Vaudey de sa lance au moment où il se jetait à l’eau. Un homme qui s’était sauvé dans une île couverte de roseaux y fut découvert et mis en pièces. L’effendi, cause involontaire de la bagarre, prenait son élan pour plonger dans le fleuve, quand une flèche vint se planter dans sa nuque, « comme une de ces queues que portaient jadis chez vous les