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versations entre hommes et femmes sont bien animées, un peu légères peut-être. Au coin de la cheminée, des gens graves parlent affaires et dollars. Nos danseuses nous laissent parfois en pleine contredanse, pour aller boire un verre de Champagne. Elles entrent et sortent comme si elles étaient chez elles. La famille est donc bien nombreuse ? Je demande où est le maître de la maison. Il n’y en a pas. Et la maîtresse ? Même réponse. C’est donc une soirée en pique-nique ? Voici de nouvelles invitées ; nos danseuses nous présentent comme des amis de vingt ans. Est-ce que ma petite commerçante de bonne famille me croit déjà son mari ? J’en ai peur, car elle veut que je la reconduise chez ses parens. Ceci m’étonne étrangement. Je commence à devenir méfiant comme un Américain, et je ne tiens pas à épouser à première vue, ayant pour tous témoins des frères et des cousins bardés de revolvers. J’hésite, elle me laisse là bouche bée, et s’en va, en riant, boire et danser avec un autre. Ah ça ! dans quelle espèce de demi-quart de monde sommes-nous tombés ? Nous prenons nos chapeaux et nous partons en riant, comme de raison, de notre méprise, et nous étonnant beaucoup, car l’histoire de la fille du négociant n’était malheureusement que trop vraie, et ses parens la sollicitaient vivement de revenir chez eux.

En allant aux renseignemens, je découvre que les mœurs de ce peuple nouveau ont, en pareille circonstance, quelque rapport avec celles de la vieille Afrique. La prostitution n’y est pas jugée aussi sévèrement que chez nous, et ici, comme en Algérie, une femme de ce genre, si elle a de l’argent, peut fort bien ne pas renoncer à l’espoir de se marier, surtout si elle se résigne à devenir une bonne ménagère en pays de défrichement. À la bonne heure : tout est bien qui finit bien.

On part demain pour le Mlssissipi. Je fais ma valise, et cette fois j’emporte albums, crayons, boîtes et engins de chasse, le tout dans une sacoche dont je ne me dessaisirai plus qu’avec la vie !

Altona, 16 août.

À cinq heures du matin nous montons dans un wagon réservé. La party, comme on dit ici, se compose du prince, de MM. Mercier, Ferri, Ragon, Bonfils et moi. Le véhicule, qui avait été construit pour la visite que le prince de Galles a faite à l’Amérique, est très comfortable. Il comporte un salon pouvant contenir de dix à douze personnes, une salle à manger et deux plates-formes, dont l’une assez large pour qu’on puisse s’y asseoir et voir fuir le paysage derrière soi. Les sièges, à bascule, sont combinés de façon à former des lits ou des canapés à volonté. Les autres wagons ne sont pas divisés, comme chez nous, en coupés, premières ou deuxièmes places. Chaque compartiment contient soixante personnes, rangées