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Notre convoi part sans crier gare aux assaillans qui demandaient à grands cris que le prince se montrât et leur fît un speach. J’en vois tomber plusieurs les uns sur les autres : se sont-ils fait du mal ? Je l’ignore ; mais ils nous ont tellement agacé les nerfs que nous sommes devenus féroces et ne trouvons pas le temps de les plaindre. Nous suivons l’Ohio jusqu’à Rochester. Tu n’as pas idée de la quantité d’arbres déracinés emportés par le courant et rejetés en désordre sur les rives du fleuve. Renversés, piqués tout droit dans la vase, ces grands squelettes, dénudés et blanchis par l’eau et le soleil, forment des barrages naturels où les plantes et détritus de tout genre s’amassent en îlots de verdure bientôt emportés au loin par les premières crues.

À chaque station, même siège à soutenir contre les curieux. Celui qui en est l’objet est un peu à bout de patience, et je l’admire de ne pas renier la cause de la liberté individuelle en présence d’un tel abus, complètement préjudiciable à la sienne propre. Un jeune Américain à la tête oblongue me demande de lui montrer le fils du grand Napoléon. « Il n’est pas ici. — Excusez-moi, il y est. Dites-moi quel est-il ? — Vous tenez donc beaucoup à le voir ? (Il pousse un ho ! dont l’éloquence résume son ardent désir.) Eh bien ! c’est moi ! — Oh ! vous ? Oh ! oh ! » Il m’impose alors une poignée de main à me disloquer l’épaule, pousse un hurra frénétique et me montre à la foule, qui se précipite vers moi en me menaçant d’un tel enthousiasme que je me sauve et me cache pour échapper aux étreintes. C’est pourtant le plus beau succès que j’aurai de ma vie !

À trois heures, nous descendons à Alliance pour reprendre à huit heures un autre train pour Cleveland. En attendant le dîner, je cherche à voir de près la forêt américaine, mais elle n’y est plus. Ce n’est plus qu’une étendue de terrain couverte d’arbres énormes et très serrés, sur laquelle il semblerait qu’on a passé une faux gigantesque à un pied ou deux de terre. Cela n’est pas gai du tout, et n’offre rien de pittoresque à dessiner.

J’ai demandé pourquoi ces souches à demi carbonisées n’étaient pas arrachées : on m’a répondu que c’était inutile, qu’elles pourrissaient d’elles-mêmes en deux ou trois ans. Les colons commencent par abattre les plus beaux arbres pour construire leurs maisons, puis on brûle les autres avec les taillis. L’année suivante, une végétation toute nouvelle, où les fougères dominent, se produit d’elle-même au milieu des cendres. On brûle cette végétation, qui est remplacée au bout d’un an par une apparition spontanée de graminées que ces terrains n’avaient encore jamais produites non plus : c’est ce que les colons français appellent l’herbe grasse. C’est alors que la charrue fait son travail. On sème du blé et du maïs qui poussent avec force. Au lendemain d’une forêt abattue, il serait inutile