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dire qu’après ces huit jours d’intimité dans le phalanstère nautique, nous n’avons eu qu’à nous louer d’eux. Je ne sais si je me retrouverai dans d’aussi bonnes conditions pour juger american people, et il serait plaisant de n’avoir pu faire véntablement connaissance avec lui qu’au beau milieu des eaux, à la limite du désert. Ceci du reste le peint bien dans son esprit explorateur, ce peuple à la fois aventureux et positif. Ces voyageurs étaient là pour la plupart en partie de plaisir, et, pour eux comme pour nous, tout le plaisir a consisté à se dire qu’on allait très vite et très loin dans un pays perdu et tout nouveau en tant que pays praticable. Au moins nous autres Français, nous avions un but, qui était de pénétrer dans le désert par Bayfield. Les Américains n’en avaient pas d’autre que celui de respirer le grand air des lacs et de pouvoir se dire : « J’ai été aussi loin qu’on peut aller sans rien changer à mes habitudes. Là où naguère l’Indien seul osait se risquer sur sa pirogue d’un point à l’autre du rivage, j’ai tout franchi dans ma maison flottante, dormant dans mon lit, mangeant à mes heures, faisant de la musique, chantant mes psaumes le dimanche et dansant le long de la semaine. Je suis roi dans le désert sans cesser d’être plébéien dans ma famille, et ce monde sauvage que j’ai aperçu dans l’immensité des horizons incultes, j’irai de même le parcourir, les mains dans mes poches, dans quelques années d’ici. »

Ce contentement intérieur de la conquête est peut-être la grande source d’aménité de la société américaine. Cette aménité n’est pas l’amabilité française, ni l’ancienne grâce obséquieuse des Italiens : c’est quelque chose de plus sérieux et de moins sympathique ; on en serait fort touché, si au fond on n’y sentait une bonne part d’indifférence qui peut se résumer ainsi : « Soyez les bienvenus, usez de tout, et s’il vous manque quelque chose, faites comme vous pourrez, ça ne nous regarde pas. »

Je fais mes adieux aux trois Maries ; mais ccmme nous repasserons par Cleveland, on se dit : Au revoir. Pour ma part, j’éprouve beaucoup de regret de quitter ces charmantes filles. J’aurais bien été amoureux de chacune d’elles, si je ne les avais pas rencontrées toutes les trois ensemble. Je n’ai trouvé l’occasion de me méfier ni de la belle raisonneuse, ni des deux aimables enfans ses compagnes. Si plus tard celles-ci deviennent calculatrices à leur tour, je n’en saurai rien. Je les vois ornées de la candeur insouciante qui convient à leur bel âge, et je les quitte comme ces fleurs du désert que je ne verrai pas défleurir.

Maurice Sand.