Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/1005

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

liés, qu’ils culbutèrent dans cette retraite involontaire. Leur chef essaya de les arrêter pourtant. Ce chef était un personnage d’un aspect bizarre. Quoique vêtu à la mode de sa troupe, il appartenait évidemment à une autre race que ses soldats. Son visage pâle avait quelque chose de fatal; il rappelait les Manfred, les Lara; enfin il avait l’air d’un héros échappé des poèmes de lord Byron. Bautzen, que cette singularité intéressait fort peu, allait enfoncer son sabre dans la poitrine de cet être romanesque, quand il s’aperçut que quelqu’un l’avait prévenu. Le chef des réguliers venait de tomber sous les coups de Laërte. Bautzen se retourna vers Zabori et lui dit : « Jeune homme, vous n’êtes pas à votre place de bataille; voilà une heure que vous marchez sur mes talons. »

Le gentilhomme hongrois ne répondit point à ces paroles. Près de celui qui venait de les prononcer, il ressemblait à ces figures surhumaines que les poètes ou les peintres placent quelquefois au sein des ardentes mêlées dans leurs chants ou dans leurs tableaux. Toutes les ivresses de la guerre se montraient sur son visage, où s’alliaient étrangement la fougue et l’extase. Cependant une expression inattendue, semblable à une expression de pitié, se peignit dans ses yeux quand il les abaissa sur l’homme qu’il venait de tuer. Il se rappela rapidement ces traditions superstitieuses de son pays qui prétendent que les créatures réservées à des destinées funestes se voient doubles en certaines occasions; il lui sembla qu’il venait d’enfoncer le fer dans sa propre chair. Un zéphyr, qui en ce moment même se penchait tristement sur le cadavre, tira secrètement une montre en or des plis d’un pantalon ensanglanté.

— Voilà qui désormais dira l’heure de mes rendez-vous, dit-il en montrant joyeusement à son capitaine le bijou conquis.

— Cet oiseau-là, repartit Bautzen, ne chantera pas longtemps dans ta poche; il s’en ira comme il est venu. C’est du reste un objet de prix, ajouta-t-il en regardant la montre. Celui qui la portait était un de ces fils de famille, comme on dit, qui n’ont de famille nulle part. Je reconnais ce garçon à sa mine; il n’est pas plus Arabe que moi. C’est un de ces déserteurs comme en recrute Abd-el-Kader, qui vendraient leurs galons pour aller au service du diable, s’ils étaient gradés chez le bon Dieu.

Le capitaine Bautzen appuya cette oraison funèbre, la plus longue qu’il ait peut-être prononcée sur un champ de bataille, d’un geste dont à coup sûr Bossuet n’aurait jamais eu la pensée pour exprimer son mépris des dépouilles humaines. Il donna un coup de pied au cadavre qui barrait le passage, et se remit à la poursuite de l’ennemi. En ce moment même, un incident nouveau vint compléter la défaite des Arabes. La division de spahis, qui s’était mise en route