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fessa longtemps en France, qui fut suspendu en 1852 et dont les leçons ont été publiées en français.

Les souffrances de l’exil, un sentiment ardent et profond des douleurs de sa patrie, les inclinations d’une âme mystique se réunissaient en lui et le prédisposaient aisément à une surexcitation qui touchait à l’illuminisme. Son cours est plutôt une œuvre d’intuition que de réflexion. Une de ses idées extraordinaires était une sorte de divinisation de Napoléon. Pendant que la France d’alors était tout entière aux préoccupations du régime sous lequel elle vivait et se croyait fixée dans une forme durable d’institutions, ce poète polonais, étranger à tout ce qui se passait autour de lui, exaltait l’idée napoléonienne et en prédisait l’avènement. Pour beaucoup d’esprits, ce n’était qu’une bizarrerie. Quelques années après, cette bizarrerie, comme on aurait pu l’appeler alors, était une réalité ; mais ce qui est plus bizarre encore, c’est que, dès les premiers mois de 1852, Miçkiewicz était révoqué de ses fonctions de professeur par un décret fondé sur ce qu’il s’était écarté de l’objet de son cours, qui était l’enseignement de la langue et de la littérature slaves, et c’est en réponse à ce décret que Miçkiewicz écrivait cette lettre curieuse : « Il ne m’appartient pas, monsieur le ministre, d’apprécier une mesure que vous avez trouvée nécessaire et que la loi vous autorise à prendre à mon égard ; mais en quittant mes fonctions il me reste à remercier en votre personne le gouvernement français des nombreuses preuves de bienveillance que j’en ai reçues dans différentes occasions. Je crois également de mon devoir de m’expliquer encore sur les motifs qui, durant mon enseignement, me firent plus d’une fois sortir de la lettre du programme et même du caractère propre à un enseignement purement scientifique. Dans le cours de mes études sur les Slaves, j’ai été amené à parler des rapports entre les peuples de cette race et la nation française. J’ai dû alors prendre la personnalité de Napoléon et l’idée qu’il représentait pour centre et symbole de ces rapports. L’influence de l’idée napoléonienne sur les Slaves était un sujet étrange pour un public français, et ce que je disais alors a dû exciter les défiances du pouvoir en même temps que l’étonnement du public. Cependant les événemens de ces dernières années vinrent confirmer en grande partie des prévisions réputées imaginaires. Ainsi les motifs qui me faisaient, comme professeur, sortir de la lettre du programme étaient du genre de ceux qui obligent parfois les hommes d’état les plus scrupuleux à sortir de la lettre de la loi pour en maintenir l’esprit. » Chose étrange! ce que Miçkiewicz avait pu dire dix ans auparavant, sous un autre gouvernement, pour préconiser l’idée napoléonienne, il ne le pouvait plus le jour où cette idée elle-même se faisait de nouveau gouvernement. Il était de la nature des prophètes, qu’on ne croit pas avant l’événement, et qu’on met de côté quand la prophétie est accomplie; mais il était surtout, et avant tout, de la nature de ces êtres privilégiés dont les souffrances, transformées par l’inspiration, deviennent la plus éclatante et la plus émouvante poésie.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.