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teindre celle-ci. La clairière franchie, la cime n’était qu’un autre contre-fort. Cette longue terrasse lisse et montant en ligne douce vers la brisure de la montagne, cette surface blanche et plane que j’avais vue d’Hyères et de Tamaris, et que du pied même du Coudon on croit voir encore, offrait une suite de créneaux assez réguliers séparés par des vallons. J’en traversai ainsi une demi-douzaine, tous plus jolis l’un que l’autre et semés de massifs très frais percés de roches bien pures, et tapissés tantôt d’un beau gazon, tantôt de grandes plaques de sable lin piétinées par les loups, qui vivent là fort tranquilles, à une lieue à vol d’oiseau au-dessus du grand mouvement et du grand bruit de la ville et de la rade de Toulon.

J’avais laissé loin derrière moi les dernières huttes des charbonniers de la forêt ; j’étais en plein désert par une soirée magnifique. Ma vue était complètement enfermée par les créneaux successifs de la montagne ; mais, abrité de tous les vents, je respirais un air souple et délicieux. Ma tristesse s’en allait. Les plantes des régions élevées se montraient et commençaient à m’intéresser ; enfin la sensation de la solitude absolue exerçait sa magie sur mon imagination, quand j’entendis une voix forte qui semblait déclamer avec emphase dans le silence profond de ce sanctuaire.

Je marchai dans la direction de la voix, et vis mon vieux charbonnier qui courait les bras étendus vers la cime, parlant haut, gesticulant et comme en proie à une sorte de vertige. Je l’observai et me convainquis bientôt qu’il était un de ces sorciers de campagne qui croient à leurs conjurations. Je me rappelai que, dans le pays, la race des charbonniers et des autres ouvriers forestiers de montagne passe pour très exaltée. On m’avait assuré que beaucoup d’entre eux devenaient fous, ou tombaient dans une mélancolie noire qui les conduisait au suicide. C’est qu’en effet l’austérité des montagnes de Provence semble un milieu impossible pour cette race éminemment matérialiste et portée à l’activité de la vie pratique. Le Provençal est poète à la manière des Italiens : tout est image pour lui, et son langage figuré, orné de comparaisons et de métaphores, prouve qu’il ne subit pas la contemplation à l’état de rêverie ; il a besoin de réagir contre la nature, et quand elle réagit sur lui, il doit en être écrasé.

Mon sorcier était, à coup sûr, à moitié fou ; mais il n’agissait pourtant pas au hasard. Il se baissait et se relevait, s’arrêtait et parlait avec une idée suivie, peut-être selon un rite prescrit. Il interrogeait attentivement les pistes nombreuses des animaux sauvages, et je le soupçonnai même d’être un peu lycanthrope. Je le perdis de vue, et gagnai enfin avec quelque fatigue le sommet à angle presque droit de la montagne. C’est après tout une prome-