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donnait à lui-même quelque chose d’un spectre enfumé. Il fit le signe de la croix sur le feu avant de le quitter, jugeant peut-être que cela suffisait pour l’éteindre. Je ne crus pas devoir négliger d’étouffer sous mes pieds un reste de braise qui eût pu porter l’incendie dans la forêt.

Je franchis sans difficulté les clairières situées entre les créneaux de la montagne. Le passage de ces mêmes créneaux était plus pénible, toute trace de sentier disparaissait sur le roc nu et sur les pentes de pierres brisées où rien n’arrêtait le pied ; mais cette solitude tour à tour aride et boisée, ces gazons où les veines de sable entraîné par les pluies dessinaient de folles allées sans but, ces massifs d’arbrisseaux à feuilles luisantes qui scintillaient dans l’ombre, ces grandes cimes de pierres blanchies par l’air salin et que la lune blanchissait encore, pouvaient faire l’illusion d’un jardin de fées planté dans un lieu inaccessible et illuminé par des pics de neige.

Le froid devenait très vif ; je pris le pas gymnastique pour me réchauffer, et pour la troisième fois je rencontrai mon sorcier, qui, au lieu de se diriger vers Turris, prenait un sentier abrupt pour descendre dans la vallée. Comme le passage me paraissait périlleux sur ce flanc encore très peu incliné du Coudon, je lui demandai s’il le connaissait assez pour s’y risquer au clair de lune ; il me répondit d’un ton préoccupé : — Bah ! bah ! les loups connaissent tous les chemins.

— Vous avez donc la prétention d’être loup ?

Il s’arrêta, et, comme s’il fût sorti d’un rêve : — Est-ce vous, dit-il, qui étiez là-haut quand j’ai allumé un feu ?

— Oui, c’était moi. Pourquoi ne m’avez-vous point parlé ?

— Je n’osais pas.

— Vous me preniez pour le diable ?

— Non, mais le diable s’habille comme il veut. Vous ne vous êtes donc pas perdu dans la forêt ?

— Non, le diable m’a servi de guide.

— Le diable !… il n’en faut point plaisanter !

— Non, il faut l’appeler respectueusement, faire du feu sur les montagnes, cueillir des herbes poussées dans certains endroits, car celles qui viennent en plaine, quoique toutes pareilles, n’ont pas la même vertu : il faut en brûler, ramasser les cendres, dire des paroles, faire trois paquets…

— Vous m’avez vu, et vous vous figurez un tas de choses !… Vous n’êtes pas aussi savant que vous voulez bien le dire.

— Je suis plus savant que toi, lui répondis-je avec aplomb, et je lui débitai en latin quelques préceptes de la cabale des bergers, que j’avais apprise autrefois dans mes montagnes. Il me regardait avec