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vérandas, de petites filles blanches jouent entre elles pendant que d’autres petites filles nègres se tiennent respectueusement en arrière, toutes prêtes à recevoir les ordres de ces jeunes souveraines. Déjà esclaves ! pauvres petites fleurs noires, il y en a de charmantes que j’aimerais mieux avoir pour enfans que certaines de ces rouges et camardes despotes.

Le Mississipi est beau ici : il roule entre deux rives de sables et de forêts ses eaux blanches et opaques. Il doit cette coloration savonneuse au Missouri, dont l’embouchure n’est pas très éloignée. Je remonte le quai, et après une heure passée en omnibus, je mets pied à terre pour me promener. Je domine la ville, qui est grande et jetée le long du fleuve comme une longue bande de briques. — Il fait un soleil enragé, à chaleur lourde comme à Washington. Je marche quand même, et je découvre enfin la plaine mollement ondulée où le Missouri se joint au Meschacébé. C’est d’un aspect nu et triste, mais c’est si grand, si grand, qu’il faut faire abstraction de mon goût pour les montagnes et apprécier le caractère de ces régions plates, aux interminables profondeurs, où d’immenses fleuves se promènent avec une majesté tranquille. Tout est rouge, le sable, l’herbe séchée, le soleil brûlant dans une vapeur de fournaise, et les grandes eaux qui doublent l’incommensurable étendue de ce ciel embrasé. Les oiseaux et les papillons sont les mêmes que ceux de la prairie. Le désir de trouver du nouveau me pousse à entrer dans un champ de roseaux très hauts et très serrés ; mais au bout de quelques pas j’entends glisser dans les feuilles sèches où je me suis fourré jusqu’à mi-jambes un crotale ou un rat. L’idée des serpens à sonnettes me passe par la tête, et je ne fais plus une enjambée sans frapper préalablement à grands coups de bâton la place où je dois poser le pied. Comprends-tu ma poltronnerie à l’endroit de ces reptiles ? Tu ne les aimes guère non plus, mais ne sois pas inquiète de moi, je m’en préserve avec trop de prudence. Pourtant je pense souvent à ceci, qu’il vaudrait mieux se vaincre et ne pas être surpris par une panique qui vous paralyserait en face de l’ennemi. Tout bien considéré, je veux m’aguerrir, et à la première occasion je me mettrai, je te le jure, en quête des sonneurs.

Pour aujourd’hui, et en disant : à demain le courage ! je reviens dans les endroits découverts et je rentre en ville par le parc Lafayette. On m’avait vanté cette promenade comme un lieu d’ombrage délicieux. J’espérais m’y reposer, et je tombe au milieu des tentes, des marmites, des soldats et des factionnaires qui crient en plein jour : Sentinelles, prenez garde à vous ! comme si l’ennemi était là. Plus d’allées, plus de vertes pelouses ; des arbres brisés, un camp et des soldats ! Voilà les charmes de la guerre.