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gées de lits fermés de rideaux et déjà tous occupés ; des nègres qui passent et repassent sans but, sans utilité ; des enfans qui piaillent, des hommes et des femmes qui dorment à peu près ensemble. Cela sent la nourrice, le nègre, les bottes et le cadavre, car il est évident qu’il y a là, derrière un des rideaux lugubrement fermés, un Yankee trépassé qu’on renvoie à sa famille. Tant pis ! je suis fatigué, j’ai la chance de trouver un matelas pour moi seul, et je m’endors en marmottant la réflexion du sergent Bridet : Il y a t’un miasme ici. Comme dans les cabines de bord, il y a deux étages de couchettes. Ferri a failli être étouffé par le lit placé au-dessus du sien, et qui s’est défoncé grâce aux saccades brutales du chemin de fer. Le prince et M. Mercier ont passé la nuit à fumer sur la plate-forme pour conjurer l’exécrable odeur de notre sleeping car ; c’est ainsi que s’appellent ces comfortables dortoirs.

À six heures du matin, nous descendons à Cleveland. Si nous pouvions nous y arrêter, j’aurais plaisir à revoir les trois Maries, mais on change seulement de train et on repart de plus belle pour Buffalo, en longeant le lac Érié, qui laisse voir de temps en temps sa nappe verte à travers les éclaircies de forêt. Le pays est joli, bois et prairies, mais toujours très plat. Il est bien cultivé sur presque toute la ligne, et souvent à perte de vue. Cependant on rencontre encore de grands espaces vierges. Au coucher du soleil, nous sommes assaillis par des nuées d’éphémères blanchâtres qui viennent du lac. Ces insectes amphibies entrent jusque dans les wagons et tombent sur nous comme des flocons de neige.

À Buffalo, nous changeons de train pour la dernière fois, et enfin une heure après nous sommes dans le village de Niagara, à International-Hotel. Je m’attendais à chaque instant à voir le saut du lac Érié dans le lac Ontario ; mais l’hôtel est assez éloigné des chutes, et je n’aperçois que les vapeurs qui montent en spirales et retombent en pluie. J’y cours, je paie vingt-cinq sous d’entrée, comme au théâtre. Il fait déjà si sombre que je ne vois rien qu’une masse blanchâtre ; en revanche, c’est un bruit à rendre fou. Je reviendrai demain jouir autrement de cette merveille du monde, car, pour ce soir, je ne sais pas si ces eaux bouillonnantes tombent à vingt ou à mille pieds au-dessous de moi.

Nous allons au-devant de la princesse Clotilde, qui, avec Mmes d’Abrantès, Dubuisson et M. de Montholon, arrive de New-York ce soir à neuf heures. C’est une joie de se revoir les uns et les autres après une séparation de trois semaines, car ce n’est pas le temps, c’est l’énorme distance parcourue qui a fait de cette absence une sorte d’événement pour nous tous. Tant de tués que de blessés, il n’y a de fatigué que Ferri, et certes le commandant Bonfils nous rejoindra