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jardins perchés sur les deux rives, sont peut-être très utiles, mais cela gâte tout. Des fiacres au bord du Niagara ! L’homme est un farceur bien adroit, comme disent nos paysans ; mais, mon Dieu, qu’il est stupide !

Nous passons sur la rive canadienne par un pont de fer à deux étages ; le plus élevé porte la voie ferrée, l’autre sert de passage aux voitures. Pour voir les chutes de près, il faut se vêtir en conséquence, tout en toile cirée des pieds à la tête. Ainsi accoutré, on ressemble à des phoques jaunes. On descend commodément aujourd’hui les cent soixante pieds d’escarpement par l’escalier en spirale d’une tour en bois, puis on longe le rocher de schiste sableux à l’endroit appelé jadis Rock-Table. Cette table de rochers n’existe plus, car le spectacle change tous les ans, grâce à la fragilité de la corniche schisteuse de couleur grise qui cède sous les pieds et n’est pas très belle à l’œil ; mais ses profondes déchirures sont en harmonie avec l’aspect ruiné et désolé de cette scène de désastre éternel.

Un petit sentier très étroit, très en pente, très mouillé, que la princesse Clotilde descend tranquillement, vous permet de passer entre la falaise et la cataracte, qui dès lors semble tomber du ciel ; mais on n’avance pas au-delà d’une centaine de pas ; le sentier disparaît avec le rocher dans les tourbillons d’écume. La force du courant d’air, déplacé par la trombe d’eau, soulève des nuages de pluie fine et serrée qui viennent du gouffre comme des vagues. Je peux bien dire que j’ai vu pleuvoir à l’envers, de bas en haut. Quel étrange, grandiose et effrayant spectacle ! Qu’est-ce que l’homme placé entre cette formidable muraille d’eau et cette fragile muraille de terre ? C’est la fin du monde, c’est le déluge. Et le beau tapage ! On ne s’entend pas crier soi-même ; on voit ses compagnons ruisselans, méconnaissables, les yeux large ouverts, manifester des impressions, remuer les lèvres, faire des gestes. Je crois qu’ils parlent ; mais personne n’entend autre chose que le grand bruit incessant de la cataracte. On s’étonne de ne pas voir sortir des éclairs de ces tonnerres.

Nous remontons tous bien mouillés, comme Panurge, « de l’eau entrée dans nos souliers par le collet de nos habits, » et réciproquement. Après nous être séchés devant un grand feu qui attend le voyageur dans l’établissement ad hoc, nous continuons la promenade à travers le nuage de vapeur soulevé à deux ou trois cents pieds en l’air, qui forme de riches arcs-en-ciel au-dessus des chutes. Nous remontons la rive canadienne. Un Anglais a bâti une villa au bord des grands rapides qui entraînent les arbres séculaires et tous les débris des forêts immenses jetées à l’horizon. Ces dé-