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six mille lieues à toute vapeur

proie aux premières atteintes de l’anémie. J’ai donc bu et mangé ici comme un vrai sauvage.

Tu sais que le Canada, traité par Voltaire de « quelques arpens de neige », fut découvert en 1535 par notre navigateur français Jacques Cartier, qui nous en assura la conquête sous le nom de Nouvelle-France. Les Anglais s’en emparèrent en 1760, et Louis XV le leur céda définitivement et lâchement en 1763. L’esprit canadien est resté français ; seulement on est frappé de la forme du langage, qui semble arriérée d’une centaine d’années. Ceci n’a certes rien de désagréable, car si les gens du peuple ont l’accent de nos provinces, en revanche les gens du monde parlent un peu comme nos écrivains du xviiie siècle, et cela m’a fait une telle impression dès le premier jour, qu’en fermant les yeux je m’imaginais être transporté dans le passé et entendre causer les contemporains du marquis de Montcalm.

La ville, de Montréal est bâtie en granit ou en bois peint en granit gris. Les maisons supportent un toit très élevé et très incliné, qui a aussi son caractère d’ancienneté française, et qui est meublé, comme chez nous, d’innombrables cheminées. Ces toitures sont en fer-blanc. Quand le soleil blanchâtre de ces régions frappe dessus, on les croirait chargées de neige. C’est aussi froid à l’œil que le climat l’est au bout du nez. Les rues sont propres, bordées de trottoirs et de boutiques dont les inscriptions offrent un comique mélange d’anglais francisé et de français anglisé. En général, les Anglais habitent un côté de la rue, les Canadiens l’autre côté. Les environs sont frais et boisés. On y remarque des prairies entourées de barrières peintes en gris, des cottages, des champs d’avoine qui ne sont pas encore moissonnés, des vergers qui produisent du cidre de Normandie, des azéroliers qui rapportent des confitures, objet de grande consommation dans le pays. Sorbiers et néfliers qui sont ici dans leur vraie patrie, mélèzes, bouleaux, érables, peupliers, composent le personnel des bois, qui commencent à se marbrer des teintes de l’automne.

Le pont tubulaire (Victoria bridge), qui porte la voie ferrée d’une rive à l’autre du Saint-Laurent, est un magnifique travail, trois kilomètres de long, cent pieds d’élévation au-dessus du fleuve. Nous l’avons visité dans tous les détails. Le consul de France à Québec, M. Boileau, est venu ici au-devant du prince, et j’ai été très frappé du mérite de l’homme : esprit avancé et solide, intelligence nette et généreuse, cela se voit tout de suite. Ajoute aux qualités morales une instruction très étendue et une clarté remarquable dans l’expression.