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revue des deux mondes.

Québec, du 14 au 16 septembre.

Au sortir de Montréal, nous nous engouffrons dans le pont tabulaire. Vers la moitié seulement de cette course insensée dans les ténèbres, on voit devant soi une étincelle rouge ; à mesure qu’on se rapproche, elle grandit et devient comme une lanterne écarlate, puis comme une gueule de four embrasé ; enfin elle blanchit en se dilatant, et on reconnaît que ce n’était pas autre chose que le jour plus ou moins gris, aperçu d’un milieu noir et profond. — De Montréal à Québec, sept heures. On laisse d’abord le Saint-Laurent bien loin sur la gauche, et on traverse le Bas-Canada en voie de défrichement, vallons et forêts. Hélas ! les pauvres forêts, ces beaux et vrais sanctuaires de la création que j’aime de plus en plus, et qui, dans les parties encore intactes, offrent une prodigalité de vie végétale dont rien chez nous ne me rendra jamais le spectacle, elles sont ici presque partout rasées à quelques pieds du sol, et présentent un autre spectacle désolé, mais également sans analogue dans nos contrées. Les souches étaient si serrées qu’elles semblent ne faire plus qu’une masse, une mer, si tu veux, de bois brun foncé, d’où sortent d’innombrables chicots édentés dans tous les sens, comme des vagues soulevées en aigrettes fouettées et brisées par un vent en délire. Ailleurs ce n’est plus qu’un immense chantier où le bois coupé est rangé et empilé sur un espace de plusieurs lieues carrées ; ailleurs encore l’incendie a dévoré branches et feuillage. Les colosses carbonisés se dressent comme des épieux gigantesques sur le sol couvert de cendres. Là où l’herbe nouvelle, insouciante du passé, commence à pousser, c’est encore plus triste. Rien ne pleure et rien ne pense sur les ruines de ces beaux produits de la vie. L’homme se réjouit d’autant plus qu’il les voit tomber plus vite en poussière. Son esprit est arrivé à cette certitude qu’il faut détruire l’œuvre de la nature pour la transformer, et il s’y jette comme dans l’exercice d’un devoir sacré. Moi, je ne peux pas en prendre mon parti, car pour un peu j’adorerais les arbres comme les peuples primitifs. Et pourtant j’admire les conquêtes de l’agriculture. N’est-il donc pas un coin du monde sidéral où nous pourrons vivre sans détruire ? Tu sais que j’ai des momens de sensiblerie où je me reproche de tuer un insecte pour l’étudier, et qu’en général je ne tue pas ceux dont je n’ai pas besoin et que je sais inoffensifs. Quand je pense à l’innombrable foyer de vie qui a été détruit avec ces forêts, je trouve l’homme féroce. Les Indiens au moins étaient des hommes aussi, et sans les haines qui divisaient leurs tribus, ils eussent pu défendre leur droit ; mais tous ces faibles de la création,