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Pasquali aidant, j’ai cru devoir appuyer le raisonnement de La Florade. Je regarde Mlle  Roque comme un enfant qu’il faut sauver, et tu sais qu’avec les enfans on ne se gêne pas beaucoup pour arranger la vérité. Si tu avais à arracher une dent au petit Paul, tu lui promettrais de ne pas le faire souffrir ?

— Non, je lui persuaderais d’avoir un peu de courage, et je crois que Mme  d’Elmeval eût pu faire l’éducation morale de Nama.

— Elle la fera, sois tranquille ; mais il fallait aller au plus pressé et l’empêcher de mourir.

— En était-elle là ?

— Le médecin était inquiet de cette maladie sans nom qui ne la maigrissait pas et qui avait son siège dans le cerveau. Quand elle sera guérie et forte, si elle le devient, il sera temps de la détromper. La marquise s’est laissé attendrir par la pitié que cette fille lui inspire, et, grâce à la complaisante crédulité de Nama, elle a pu se dispenser de l’espèce de mensonge qui lui coûtait tant. À peine lui a-t-on eu dit que sa mère était veuve de La Florade père avant de connaître M. Roque, qu’elle a tout accepté sans questions et presque sans étonnement. Je vois pourquoi, a-t-elle dit, La Florade est venu me voir aussitôt la mort de M. Roque, et pourquoi tout de suite j’ai senti que je l’aimais.

— Allah est grand, répondis-je, et La Florade est son prophète ! Tout est pour le mieux, puisque vous êtes tous contens, même la crédule Nama.

— La crédule Nama est enchantée. On s’attendait à une grande émotion de sa part : eh bien ! il n’y a eu chez elle qu’un grand sentiment de joie. Cette fille est si calme et, disons-le à sa louange, si naturellement chaste, qu’elle n’a senti aucune terreur, aucun remords de mélodrame, « Je suis bien heureuse ! a-t-elle dit ; je pourrai l’aimer toujours, et je ne croirai plus à présent qu’il ne peut pas m’aimer. Je le verrai quand il pourra venir, et quand il ne le pourra pas, je ne serai ni inquiète ni fâchée. Je quitterai la bastide Roque quand il voudra, j’irai où il me dira d’aller, j’épouserai celui qu’il me commandera d’aimer. Il est mon chef et mon maître, et j’en remercie Dieu. » — Ils se sont donc revus chez moi et se sont fraternellement embrassés sous nos yeux. Mlle  Roque quitte son affreuse maison ; elle va demeurer à Tamaris avec la marquise, qui se charge de son présent et de son avenir.

— Dès lors, répondis-je, je retire mes objections, habitué que je suis à croire que vous ne pouvez pas vous tromper. — Et je parlai d’autre chose.

Je songeais toujours à m’en aller, non plus pour fuir un danger que je regardais comme surmonté, mais pour revoir ma famille,