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Unis, dans la patrie des intelligences d’élite. Nous ne sommes pas restés assez longtemps pour que j’aie pu établir une comparaison entre le niveau de Paris et celui de Boston, et l’Américain, quelque policé et intelligent qu’il soit, ne se livre pas comme le bon et naïf Canadien, qui se donne tout entier dès la première heure. Boston est pourtant le berceau de la liberté ; c’est la patrie de Franklin, c’est de là que sortirent la révolution et l’indépendance des États-Unis. C’est encore le sanctuaire de la science au Nouveau-Monde. Nous avons eu un grand dîner par souscription, où j’ai retrouvé M. Sumner. M. Agassiz, le savant suisse fixé à Cambridge, M. Everett et tous les personnages les plus distingués du pays étaient à ce repas. On a adressé un excellent discours au prince, qui a excellemment répondu. Tous ces Américains-là sont fort bien élevés, aimables, jamais communicatifs à première vue ; donc je m’en irai sans les connaître et sans bien savoir ce qu’ils pensent de la crise actuelle et du moyen d’en sortir. J’aurais peur de me tromper, si je te disais qu’il m’a semblé voir en eux d’autres idées que celles que je leur attribuais, et qu’ici, tout comme à Washington, on se tourne vers l’unité de pouvoir dans l’avenir pour conjurer les maux du présent. Je crois voir aussi que les esprits les plus cultivés de l’Amérique ne sont pas les plus avancés comme on l’entend chez nous ; ils semblent faire bon marché de leur forme républicaine et se tenir dans une certaine région d’idées expectantes qui n’est pas loin du scepticisme. Leur préoccupation m’a semblé être la crainte un peu puérile de l’exagération en toutes choses. En fait de littérature, ils ne paraissent pas rendre à leurs écrivains autant de justice que nous. Ainsi Cooper a écrit de bons livres, disent-ils, mais c’est déjà bien vieux, comme si le beau pouvait vieillir ! Certainement celui qui prendrait aujourd’hui Cooper comme un guide de poche pour chercher la forêt, la prairie et les Indiens aurait bien du chemin à faire en dehors de l’itinéraire tracé ; mais ce n’est qu’une question de distance, et je suis persuadé qu’il y a encore des Chingakook et des Bas-de-Cuir. Quand tout cela d’ailleurs serait à jamais éteint, les traditions laissées par Cooper n’en seraient que plus précieuses. N’en déplaise aux esprits positifs, le Français verra toujours l’Amérique à travers ces beaux romans, et ce déploiement d’industrie et d’agriculture dont on est, à bon droit, si fier ici ne vaudra pourtant jamais pour nous le rayon d’art et de poésie jeté sur ces contrées par le génie du naïf et grand artiste.

Washington Irving m’a semblé un peu plus apprécié ; quant à Mme  Beecher-Stowe, elle est traitée d’exagérée dans le nord. Elle a, m’a-t-on dit, rassemblé tous les griefs des nègres pour en faire parole d’Évangile. C’est en France et en Angleterre que l’Oncle Tom a