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six mille lieues à toute vapeur

pâle verdure sur les roches porphyriques ; des plialènes-hibernies, aux ailes décolorées, s’envolent sous nos pas, et des mouettes fuient vers la mer en rasant les grands tapis de lichen blanchâtre.

La ville de Saint-Jean ressemble à Saint-Pierre-Miquelon, que je t’ai décrit il y a deux mois : maisons de bois, rues boueuses, quelques jardins dont les palissades élevées protègent des essais de légumes et de pommiers rachitiques ; dans la campagne, quelques iris passé-fleur, des joncs, beaucoup de mousses qui m’intéresseraient si j’étais botaniste. La plus jolie vue de ce coin de l’île, c’est la crique arrondie comme un cirque, où l’on pénètre par un étroit goulet semé d’écueils, entre deux falaises élevées et complètement arides. En hiver, quand la mer est gelée, ce doit être un site très caractérisé ; mais les pays de froid et de brume me font frissonner quand j’y pense, à plus forte raison quand j’y suis. Nous partons, je vais te revoir et revoir la France ; tout est bien.

La vie en pleine mer est monotone, un peu irritante pour un être actif qui n’a rien à faire. C’est l’occasion de réfléchir et de se résumer un peu. Parlons de l’histoire naturelle d’abord, puisqu’elle a été en Amérique ma première préoccupation.

Le trait qui m’a le plus frappé en entomologie est celui-ci. Dans le Nouveau-Monde, une même espèce se trouve répandue sur un espace immense comparativement à la distribution plus limitée de nos espèces sur le sol européen. Par exemple, les trois quarts des insectes de la Provence ne se retrouvent plus aux environs de Paris, tandis que les individus d’une même espèce vivent depuis la Prairie du Chien jusqu’à Saint-Louis, sur deux cents lieues du nord au sud. L’époque de l’apparition est seulement un peu différente. Cette extension d’homogénéité de la faune entomologique est la conséquence forcée de l’homogénéité de la flore, laquelle est elle-même la conséquence de l’homogénéité géologique sur des régions d’une vaste étendue. Dans la grande tournée que je viens de faire aux États-Unis, je n’ai vu que deux flores bien distinctes, celle des forêts et celle des prairies ; partout une faune entomologique forestière très riche, et naturellement fort différente de la faune herbicole des prairies primitives.

Même remarque à faire pour l’ornithologie. On chercherait en vain dans le centre de la France des serins verts, des ortolans, des tarins, hôtes de nos climats du midi, tandis qu’à Montréal, à Boston, à Niagara, on peut voir parfois voler des colibris et des cardinaux dont le véritable habitat est à trois cents lieues au sud. Presque tous nos genres et quelques-unes de nos espèces sont représentés en Amérique, tandis que certains genres américains manquent absolument en Europe. Quant au Canada, à l’île du Cap-Breton et à