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revue des deux mondes.

En vue de la France, 7 octobre.

Après sept jours de traversée et de beau temps, nous voyons les côtes bleuâtres de la France se dessiner dans les vapeurs de l’horizon. J’éprouve une émotion singulière en revoyant mon vieux pays et en l’abordant par cette province d’Armorique, la terre des souvenirs. Voici l’île de Sein aux falaises rongées par les flots et dénudées par les vents de mer. Ce rocher sauvage est le digne sanctuaire des vierges farouches, gardiennes d’une religion mystérieuse et sombre. Le croissant de la lune, rouge et délié comme une faucille ensanglantée, se couche derrière l’île des druidesses. — Une étoile brille toute seule et se reflète tremblante dans la Baie des Trépassés, où les vagues se brisent en étincelles phosphorescentes contre le rivage ; elles semblent, en se retirant, exhaler une longue et lugubre plainte. Des feux brillent sur le haut de la falaise. Peut-être les spectres des guerriers kimris, la face ornée de leurs peintures de guerre, viennent-il nous demander ce que sont devenus leurs frères des grandes prairies et des forêts vierges…

Ô peuples de la Celtique, nos aïeux, assemblez-vous sur les grandes bruyères ! Druides, bardes, vierges de Sein, entonnez les chants de deuil et pleurez sur les races disparues ! Pleurez le droit de l’humanité, méconnu et violé par des peuples qui, au nom de la civilisation, brûlent, saccagent et détruisent ! Que serions-nous aujourd’hui, nous vos enfans, si les Latins vainqueurs eussent agi envers vous comme les conquérans d’outre-mer agissent depuis deux siècles à l’égard des nations vaincues ? Qui donc leur a dit que ces nobles races devaient disparaître devant leur civilisation ? Un mot nouveau que vos oreilles n’ont jamais entendu et que vos vaillans cœurs n’auraient su comprendre, — l’individualisme.

Brest, 8 octobre.

Nous arrivons ! Cela sent bon, la patrie ! Il me semble que je l’ai sentie à quarante lieues en mer.

Le premier objet qui frappe mes yeux, c’est un officier nègre qui fait mettre sous les armes ses trente hommes sur le passage du prince. Salut, bonne France ! Tu n’as pas autant d’écus, de terres et de machines que l’Amérique ; mais tu as le sens moral, et tu relèves ce que l’on brise ailleurs !


Maurice Sand.