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perdu, et dont la santé m’inquiétait déjà beaucoup ; je sus le mariage d’Yvonne trop tard pour l’empêcher.

« Le marquis d’Elmeval, que je ne te présente pas comme un homme odieux, mais comme un esprit faussé et un cœur usé sans ressources, s’était peut-être flatté d’aimer sérieusement sa femme ; mais il n’en vint pas à bout. Il était trop tard pour qu’il pût se passer d’une vie d’excitation et de plaisirs déréglés. La chasteté d’Yvonne l’étonna sans le charmer : il la vit si incorruptible qu’il n’osa pas y porter atteinte ; d’ailleurs il était trop fin pour chercher à démoraliser cette jeunesse destinée à survivre à la sienne. Il s’ennuya de la pureté de la vie conjugale ; je crois aussi qu’il fut très piqué, lui qui avait encore des prétentions, de ne pas inspirer de passion à cette jeune femme qui le traitait avec un respect filial. Il ne se fâcha ni ne se plaignit ; mais au bout d’un an il y avait scission absolue dans leur intimité, et il courait de plus belle les amusemens qui ne rajeunissent pas.

« Yvonne se vit délaissée sans y rien comprendre. Elle était mère et se croyait à l’abri du chagrin ; toute l’énergie de ses affections s’était concentrée sur cet unique enfant. Elle eût voulu l’emporter à la campagne et lui consacrer tous les instans de sa vie ; mais le marquis haïssait la campagne, et comme il nourrissait l’espoir d’une haute position, il tenait à ce que son salon ne désemplît pas. Il trouvait que sa femme en faisait parfaitement les honneurs, et lui permettait ainsi de mener de front ses intérêts et ses plaisirs. La révolution de février le surprit au milieu de ses rêves et lui porta un coup mortel. Il perdit tout à coup l’énergie factice qui avait soutenu son activité. Il essaya d’être républicain sans conviction ; il perdit la tête, il tomba malade, et du jour au lendemain le vieux beau devint un vieux laid, cacochyme, irrité, quinteux, despote insupportable, maniaque, malheureux, et voulant que personne ne fût plus heureux que lui. C’est la fin de ces hommes qui n’ont pas assez de cœur pour faire pardonner leurs vices ; mais ces fins-là ne finissent pas toujours assez vite : le marquis a langui plus de six ans sans pouvoir ni vivre ni mourir. Sa femme a tout supporté avec un dévouement et une patience inaltérables. En dépit de ses efforts pour se rattacher au gouvernement nouveau, le marquis s’est vu abandonné de tous ceux qu’il avait caressés tour à tour sous les deux régimes précédens. Il s’est acharné à ne pas quitter Paris, espérant être quelque chose, avoir une influence quelconque, jusqu’à son dernier souffle de vie. Malgré les soins de la marquise pour lui conserver quelques relations capables de le distraire, comme il n’avait jamais eu d’amis sérieux, la solitude s’est faite autour de lui, et quand cet homme riche et bien né s’est éteint au milieu des agitations politiques d’un règne nouveau, personne ne s’en est aperçu.