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C’est en de telles circonstances qu’il faut avouer avec Mirabeau que, lorsque tout le monde a tort, tout le monde a raison. Pourquoi le gouvernement se résignerait-il à subir, justement ou injustement, cette responsabilité, qui lui ôte le mérite de l’impartialité, qui l’expose jusqu’au sein de nos assemblées à des récriminations tracassières, et qui fait dégénérer la politique en minuties ? Dans l’état où sont les partis, divisés sur une question religieuse, le pouvoir ne réussirait point à remplir le rôle de modérateur qui lui appartient en employant alternativement aux dépens de l’un ou de l’autre parti les moyens de répression administrative dont il dispose. Ces pouvoirs ont pu être jugés nécessaires, nous le voulons bien, pour le rétablissement de l’ordre matériel dans la société : à la véhémence qui se produit dans les discussions actuelles, on peut voir que leur efficacité pour la pacification des âmes est nulle. Dans le choc des passions religieuses, aucun des deux partis n’est d’humeur à donner un blanc-seing au gouvernement Que les rigueurs administratives tombent donc tantôt sur un camp, tantôt sur l’autre, le gouvernement pourra être mû par une sincère pensée d’impartialité ; mais qu’il ne s’y trompe pas, cette façon de se montrer impartial ne sera pour lui d’aucun profit. Il sèmera le mécontentement des deux côtés, et, bien loin d’apaiser les partis, il ne fera que les envenimer davantage l’un contre l’autre, car chacun, avec une jalouse irritation, attribuera à l’influence de son adversaire les mesures répressives dont il aura été victime.

Animés d’une telle conviction, nous n’avons pu voir qu’avec douleur la triste satisfaction qui vient d’être accordée aux exigences cléricales par la suspension du cours de M. Renan, qui a suivi de si près sa nomination à la chaire d’hébreu du Collège de France. Un journal que l’on dirait rédigé par le bon docteur Pangloss, si l’on pouvait rire en une si grave matière, a trouvé l’ingénieux moyen de louer doublement le gouvernement à propos de la nomination de M. Renan et au sujet de la suspension de son cours. Suivant cet heureux journal, en nommant M. Renan malgré l’opposition d’un certain parti, le gouvernement avait exercé son droit de gouvernement libéral ; en suspendant le cours du professeur désagréable à ce parti, il remplit son devoir de gouvernement conservateur. Voilà une étrange façon de tenir la balance égale. D’autres, et nous sommes de ce nombre, penseront que l’on aurait dû savoir ce qu’on faisait en chargeant M. Renan de l’enseignement comparé des langues sémitiques. Le ministre de l’instruction publique ne pouvait ignorer les opinions religieuses de notre savant collaborateur, opinions publiées par lui avec tant d’éclat dans les beaux travaux qui forment son volume d’Études religieuses. Le ministre de l’instruction publique savait assurément qu’un cours de littérature et de langue hébraïques ne peut avoir d’autre texte que la Bible, Il est également notoire que l’exégèse, moderne est fondée sur les élémens les plus techniques de la philologie hébraïque. On savait donc d’avance que les