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n’inspire pas quelque grande passion, que quelque enragé sans espoir ne l’ait pas suivie et ne rôde pas la nuit sous son balcon ?

— On n’est pas enragé quand on n’a pas le moindre espoir, répondis-je, et d’ailleurs les hommes de ce temps-ci se piquent de n’avoir plus de jeunesse. L’amour est passé de mode, il tend à disparaître, comme tout ce que l’hypocrisie change en vice, ou la cupidité en calcul.

— Eh bien ! voyons, reprit le baron après une pause, qu’est-ce que tu penses de ce La Florade, qui érige en principe l’amour avant tout et au-dessus de tout ?

— Mon ami, répondis-je avec le calme d’un homme qui se réveille dans une autre vie après avoir rompu avec toutes les joies de la terre, parlez-moi ouvertement. La Florade est épris de la marquise, je le sais ; la marquise songe à se remarier, cela doit être, et vous n’êtes pas éloigné de protéger La Florade ? Voilà pourquoi vous m’interrogez.

— Il n’y a de certain que le premier point, dit le baron. Quant au second, je n’en sais rien ; quant au troisième, je te consulte, et ton opinion fera la mienne.

Cette fois je ne devais point être arrêté par un vain scrupule. J’avais un devoir trop sérieux à remplir ; je rappelai au baron le portrait bien fidèle que, sans le nommer, je lui avais tracé de La Florade dans mes lettres. Je soumis à son jugement le bien et le mal que je pensais de son caractère, je lui racontai l’histoire de la Zinovèse et plusieurs autres qui m’avaient été dites à bord de la Bretagne et à Hyères. Selon la chronique, La Florade avait plu à beaucoup de femmes, et ne s’était abstenu d’aucune ; il avait des victimes éplorées sur tous les rivages de l’Océan et de la Méditerranée. Les maris cachaient leurs femmes, et les pères leurs filles à son approche. Tout cela, dans le pays de l’exagération, était exagéré sans nul doute ; mais il n’en ressortait pas moins une légèreté de conduite et une facilité d’embrasement qui me paraissaient à redouter dans le mariage, ou une mobilité d’imagination qui, à mes yeux, contrastait péniblement avec la dignité et la pureté de cœur d’une femme comme la marquise.

— Tu as raison, tu as raison ! répondit le baron. Il n’y faut point du tout penser.

Cela était facile à dire ; mais qui nous prouvait que la marquise n’y avait point pensé déjà ? Je n’osai pas émettre ce doute ; il ne m’appartenait pas de veiller sur cette femme et d’épier les secrets de sa méditation. Pourtant j’exprimai au baron mon étonnement sur un point capital. La Florade était sans fortune, presque sans nom ; bon et brave officier sans doute, mais trop jeune encore pour avoir une grande consistance assurée dans l’avenir. D’où vient que le ba-