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touffes d’astragale épineuse jetées sur les clairières semblaient des linceuls étendus dans un cimetière disproportionné. Las de ces illusions continuelles, je descendis, non sans peine et sans danger, au bas des falaises que le brouillard n’atteignait pas. Je savais que les douaniers allaient partout sur le flanc de ces rochers ; mais il y avait un endroit où Estagel seul passait quelquefois sans quitter le ras du flot. Il me l’avait dit précisément la veille, durant notre promenade, en passant sur le haut de la coupure à pic. Il fallait, pour suivre la base de cet escarpement terrible, sauter d’une roche à l’autre, et ces roches, mouillées d’écume et couvertes de varechs glissans, n’avaient rien de rassurant ; mais j’avais donné ma vie à la marquise, et il s’agissait de retrouver celui qu’elle aimait sans doute plus que ma vie et la sienne propre. Je passai sans crainte et sans accident, et j’arrivai à une petite anse de sable au revers du cap Sicier, au pied d’une muraille de schistes ébréchés et redressés verticalement. Le soleil était levé ; mais le rayonnement court de son gros spectre rouge ne m’arrivait qu’à travers le brouillard encore étendu sur ma tête. Le lieu où je me trouvais était sinistre ; aucun moyen visible d’aller plus avant ni de remonter la falaise. Une végétation dure, tordue et noire, des passerines et des staticées desséchées par le vent salé, tapissaient les flancs inférieurs de cette espèce de prison. Devant moi, de grosses roches anguleuses, pics sous-marins plongés à demi dans le flot et à demi dans le sable, s’enlevaient en blanc livide sur le bleu ardoisé de la mer. Je remarquai rapidement l’horreur de cette retraite, qui n’avait pas même tenté les oiseaux du rivage, et je repris haleine un instant.

Comme je promenais un regard toujours attentif sur tous les détails de ce lieu désolé, je distinguai comme une tache noire accrochée à un buisson sur la paroi du rocher, à une certaine élévation. J’y courus, certain, à mesure que j’en approchais, que c’était une coiffure de marin, et, bien qu’elle fût placée trop haut pour que je pusse l’atteindre, je distinguai parfaitement la coiffure de drap bleu à galons d’or qui appartenait au grade de La Florade.

Il était donc là quelque part ! Il était tombé, ou il avait été précipité du haut de l’effroyable falaise ! J’allais le trouver brisé dans les anfractuosités de la base, à moins que, lancé du surplombement le plus élevé, il ne fût au fond de la mer. Je tournai deux ou trois roches, et je le vis étendu sur un sable fin, la face tournée vers le ciel, les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux. Je n’oublierai jamais la stupeur qui me paralysa un instant à la vue de ce jeune homme si beau, si actif, si rempli de toutes les flammes de la jeunesse et si fier de toutes les forces de la vie, ainsi couché sur le dos, dans l’attitude sinistre de la raideur cadavérique, avec sa face blême et