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croyait accomplir un devoir !… Et puis c’est un homme ; il avait le sentiment de sa bonne foi surprise, outrage passé, mais ineffaçable. Il m’a donné rendez-vous pour minuit, à la pointe du cap Sicier, et à minuit je l’attendais après avoir erré comme un fou toute la soirée.

« Il est venu à l’heure dite, mais Pasquali me cherchait. Les gardes-côtes appelaient de tous côtés. Estagel lui-même était censé diriger les recherches. Il m’a dit de me tenir caché et d’attendre le moment où nous pourrions être seuls. J’ai attendu, et enfin à deux heures du matin nous nous sommes rejoints au bord de la falaise, dans ce terrible endroit que tu sais ! Là, il m’a dit : — Vous n’avez pas d’armes et je n’en ai pas apporté ; je ne veux pas de traces ni de soupçons d’assassinat. La lutte corps à corps va décider de votre vie ou de la mienne. Nous avons souvent jouté ensemble, et nous sommes de même force. Nous nous mesurerons là, sur le bord de la mer, et celui qui tombera tâchera d’emmener l’autre. La partie est sérieuse, mais elle est égale. »

« J’étais forcé d’accepter les conditions, et j’étais si las de la vie en ce moment-là que je ne songeais guère à discuter. D’abord je voulais me laisser tuer ; mais, en homme d’honneur, Estagel n’a voulu faire usage de sa force qu’en sentant la mienne y répondre. Trois fois il m’a gagné comme pour m’exciter à la défense, et trois fois il m’a retenu, attendant une résistance sérieuse. Je m’y mettais de temps en temps, voulant le renverser sur place pour lui faire grâce en le tenant sous moi : impossible ! Baignés de sueur, épuisés d’haleine, nous nous arrêtions sans rien dire. C’étaient des momens atroces de silence et d’attente. Estagel me laissait souffler sans paraître en avoir autant besoin que moi, et au bout de cinq ou six minutes, qui m’ont paru des siècles, il me disait de sa voix douce et implacable : — Y sommes-nous ?

« Alors nous recommencions. À la quatrième fois, j’ai senti qu’il me gagnait sérieusement. Imagine-toi une pareille lutte sur une corniche de rocher qui n’a pas deux pieds de large. L’instinct de la défense naturelle, l’amour de la vie m’ont ranimé, et je me suis cramponné à lui. Il avait compté là-dessus pour me pousser sans remords et sans pitié, très insouciant de ce qui en adviendrait pour lui-même. Comment je ne l’ai pas entraîné dans ma chute, je n’en sais rien. Ou j’en avais assez, ou l’espoir de me sauver m’a donné la résolution de m’abandonner à la destinée. Je me suis retenu, par je ne sais quel miracle, à la moitié du précipice. Je n’ai pas voulu crier, je n’ai pas crié, je sentais mon adversaire penché au-dessus de moi et regardant peut-être si je saurais mourir sans lâcheté. Enfin mes mains sanglantes et fatiguées ont lâché prise, et j’ai peut-