Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 38.djvu/287

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être volontairement devancé le moment fatal. J’avais un sang-froid désespéré. Je me disais que j’étais suspendu sur un abîme, mais que si je ne tombais pas juste sur un récif, je pourrais revenir sur l’eau. C’est ce qui est arrivé ; je me suis senti étourdi, puis ranimé par la fraîcheur de la mer. J’ai nagé longtemps dans d’horribles ténèbres. Le brouillard était si épais que je me heurtais contre les écueils sans les voir. Il m’a semblé un instant que je touchais aux Freirets, ces deux pains de sucre qui sont à la pointe du cap, assez loin de la côte. Jusque-là, j’avais ma raison ; mais tout d’un coup je me suis aperçu que je ne pensais plus et que je nageais machinalement au hasard. C’est le seul moment où j’aie eu peur. Deux ou trois fois le raisonnement est revenu pour un instant, pour me faire sentir l’épouvante de ma situation et ranimer mes forces. Enfin j’ai perdu toute notion de moi-même, et je ne peux expliquer comment je suis arrivé au rivage. Il faut que le vent qui soufflait de la côte ait tourné tout d’un coup, mais je ne me rendais plus compte de rien, et sans toi je ne me serais jamais relevé ! »

En achevant ce pénible récit, La Florade jeta des cris étouffés, se cramponna à son oreiller, croyant lutter encore contre la vague et la roche ; il ne revint à lui-même qu’en sentant les bras de Nama autour de lui. Nama ne le quittait ni nuit ni jour ; elle accourut à ses cris, et le couvrant de larmes et de caresses, elle le calma mieux peut-être que le médicament administré par moi.

Nama, toujours pure, aimait toujours ce jeune homme avec fanatisme. Elle ne trouvait en lui rien à blâmer ni à reprendre. Elle le magnétisait pour ainsi dire et l’endormait par son inépuisable douceur. Il sentait, sans en avoir conscience, le souffle à la fois innocent et lascif de cette fille de la nature, éprise de lui sans le savoir.

Quand je le vis tranquille et assoupi, je courus chez le baron ; mais à peine eus-je dit quelques mots que je ne me sentis plus le courage de l’interroger.

— Voyons, me dit-il, à qui en as-tu ? Que cherches-tu à savoir ?

— Il me semblait qu’avant tous ces orages vous deviez, de la part de Mme d’Elmeval, me confier certains secrets… relatifs à elle et à La Florade. Voici La Florade non guéri encore, mais hors de danger. Il se croit éconduit ; je dois, en qualité de médecin, vous demander si cela est sérieux et définitif, et si, en cas contraire, je ne dois pas le consoler de ce chagrin pour hâter sa guérison.

— Ah ça ! répondit le baron en me regardant fixement avec ses yeux ronds si vifs et si doux en certains momens, veux-tu me dire où tu as pris cette idée biscornue que la marquise avait jamais songé à M. La Florade ? Quand est-ce qu’elle t’a dit cela ? Et comment se ferait-il que je ne te l’eusse pas dit dès le premier jour ?