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le mettant en garde contre ses aveux. C’est à cela que la civilisation sert en eux, sans compter qu’elle est autour d’eux dans l’opinion, dans la publicité, leur créant un sentiment du devoir et de la responsabilité aussi varié, aussi étendu que les fonctions diverses dont ils sont chargés.

C’est une manière d’entendre le bien public que d’isoler les services publics et d’imposer à chaque fonctionnaire des preuves d’aptitude. C’en est une autre que de les laisser confondus et indistincts moyennant une conséquence nécessaire, qui est de chercher, de rencontrer une élite capable de porter ce cumul sans en être accablée. Une nation assemblée qui se met à réfléchir et à délibérer sur ces choses fera bien de prendre le premier parti ; mais le second n’a rien d’excessif, s’il a l’appui des traditions, dans un pays d’ailleurs où les esprits et les consciences sont assez développés, où certaines classes sont assez fortes pour répondre par la variété des aptitudes innées ou acquises d’un seul homme à toute la variété des services publics. Qu’importe que la tâche soit universelle, si l’homme est encyclopédique ? La force est-elle comme le fardeau, l’étreinte comme l’étendue ? Tout est là. À ce prix, le fonctionnaire peut être multiple, et beaucoup de choses peuvent tenir en une seule main. Le procédé en soi est peut-être grossier, mais il est sans grief, dès que l’esprit de caste et les traditions de famille lui servent d’appui, l’éveil et la qualité de l’opinion lui servant d’ailleurs de contrôle. Il révèle des conditions morales qui relèvent et réparent tout.

Il ne faut pas perdre de vue cette puissance du milieu, cet ascendant de l’opinion. Les pires en sont tempérés, les moindres en sont illuminés, et ce qui n’est pas moins considérable, c’est qu’où manque l’opinion, les meilleurs et les plus éclairés, doutant d’eux-mêmes, s’abstiennent du bien qu’ils conçoivent et qu’ils désirent. « C’est chose inhumaine, » disait Lamoignon à propos de la torture. « C’est chose inutile, » ajoutait Pussort. Cela dit, que nul écho ne leur renvoyait, Lamoignon et Pussort laissèrent la torture dans l’ordonnance criminelle de 1667. Je suppose qu’ils étaient seuls à penser et à parler de la sorte, seuls comme s’ils eussent parlé tolérance à cette époque de dragonnades approuvées des jansénistes eux-mêmes. L’opinion ne les assistait pas, soit qu’elle manquât dans les esprits, soit que les esprits manquassent d’occasions et d’organes. On ne se passe pas, fût-on Pascal, de ce point d’appui : les plus grands ne se dilatent que dans un milieu qui les soulève, qui les soutient triomphalement, par où le génie porte la peine d’être humain, c’est-à-dire sociable. Qu’est-ce qui manquait à Pascal pour être Voltaire, Rousseau ou Montesquieu ? Certes ni la pensée, ni l’esprit, ni l’éloquence, si haut qu’elle peut monter. Il lui manquait l’opinion, pas