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la littérature savante n’échappait qu’à grand’peine à cette action fatale qui retombait de tout son poids sur la poésie intime et domestique ; mais celle-ci porte en elle-même des élémens d’unification, et un écrivain allemand disait avec raison, après avoir visité l’Italie : « Le chant populaire est le trésor de la nationalité. Les lois, les institutions séparent ; mais la langue dans laquelle le peuple parle et chante est un élément de rapprochement : on y retrouve ce que les Latins appelaient indoles[1]. » En effet, les différences de dialectes, qui font que le paysan sicilien, l’artisan de Bari, le cultivateur de Milan, se comprennent difficilement, n’empêchent pas la poésie chantée de se répandre partout, grâce à la mélodie, qui ne connaît ni les limites des provinces, ni même celles des états. Déjà bien des causes, même avant les annexions politiques de nos jours, contribuaient à cette diffusion. Chaque année en effet, les travaux des champs, de la moisson et de la vendange amènent de nombreuses et réciproques migrations entre la Toscane, les Romagnes, les Marches, l’Ombrie. Les ouvriers de Lucques, les artisanes de Fossombrone, de Roncilione, vont porter l’art de filer la soie en Lombardie, en Toscane, à Naples et jusqu’aux Iles Ioniennes et en Grèce. L’hiver même, les habitans des campagnes d’Orba se répandent dans les pays environnans, surtout en Corse et en Sardaigne, pour vendre des outils de bois ou travailler à la charpente des navires. De toutes ces émigrations, la plus connue et la plus poétique, par les circonstances dont elle est accompagnée, est celle de la Maremme, qui, chaque année, appelle la population mâle des districts montagneux de la Toscane à chercher sur ces terres plus grasses, mais malsaines, un gain acheté au prix de rudes travaux et de fièvres meurtrières. Joignez-y les marins qui vont de côte en côte, les pèlerins, les mendians, les pifferari, qui cheminent à des distances souvent considérables : tous, laboureurs, artisans, pèlerins, portent avec eux les chants du pays, qui charment l’ennui de la route et les fatigues du travail.

Mélodies et paroles, les unes et les autres ont un certain goût de terroir qui en fait souvent reconnaître l’origine au milieu de leurs pérégrinations. D’abord certaines inductions générales peuvent se tirer des circonstances même purement topographiques. Ainsi l’on a remarqué qu’en Italie la poésie populaire se produit à peu près exclusivement sous la forme lyrique dans les montagnes. tandis que dans les plaines elle revêt plus volontiers le caractère narratif ou dramatique ; ici elle se déroule en compositions d’une certaine étendue ; là elle jaillit brève, sautillante, ingénieuse (concettosa) des lèvres du chanteur, qui devient plus ou moins un improvisateur.

  1. Gregorovius, Siciliana, 1861.